Lucien Gougenot - le chant du diable

Il y as des histoires qui commencent par "Il était une fois...", des histoires qui se racontent le soir. Mon histoire est de celles qui se raconte la nuit. Ma naissance n'est pas le fruit d'un amour passionnel et éternel entre deux êtres, mais d'un sacrifice et d'une manipulation sombre et funeste. Mon père, portant le nom maudit de Gougenot, ne trouvait pas d'épouse, se refusant à engendrer avec une humaine pour garder le lignage "pur", il œuvra dans la nuit noir auprès des démons et des chuchotements. Il eut sont du, une sorcière d'une beauté sans pareil, d'une douceur sans égale, qui lui apprit l'amour et dont il s'éprit éperdument. Il avait demander une épouse pour enfanter, pas pour aimer... Quand elle me mit au monde, elle quitta ce dernier, trépassant dès mon premier cri. Un prix amer pour mon père qui ne put jamais vraiment s'en remettre, comme si une partie de lui-même était partie pour toujours.

Ma famille avait amassée une très grande fortune, dans laquelle puisait mon père allègrement pour subvenir à nos besoins de luxe. Je ne manquait de rien hormis d'une tendresse maternelle devenue mirage et qu'un réconfort paternel devenu mépris. Seul descendant Gougenot, mon père s'évertua cependant à m'offrir la meilleur des éducations, les plus grands précepteurs de leur domaine vinrent me donner leçon. Mon géniteur se chargea lui-même du cruel héritage ésotérique de notre lignée. Ces moments privilégiés avec mon père me rendait la magie agréable, bien qu'elle me terrifiait tout autant. J'appris le prix du sang et des larmes à l'âge où d'autres jouent au ballon ou à la marelle. Ma parole dictait le Verbe du démon tandis que les éclats des autres enfants montaient vers le ciel.

Je n'étais qu'un enfant, un gosse, quand l'existence des vampires fut révélée. Je ne comprenais pas encore bien ce que tout cela pouvait générer. Cependant, je me souviens du visage de mon père ce jour là, quand la nouvelle c'est répandue comme une trainée de poudre. C'est la seule fois où j'ai pu voir de la terreur dans ses yeux. Inutile donc de préciser qu'il ne voyait pas cette révélation et cette prise de pouvoir d'un très bon œil. Notre famille se faisant déjà discrète au sein de la communauté sorcière car mal vu de par nos pratiques, il allait probablement falloir tomber dans une clandestinité absolue et se prétendre simples mortels pour ne pas risquer d'attirer l'œil sur nous. Heureusement, il était sans doute plus pratique pour le nouveau régime de garder l'existence de notre espèce secrète afin de pouvoir en user à leur guise, ce qui nous aider aussi à préserver notre anonymat.

L'adolescence fut difficile. Non seulement pour moi, mais surtout pour notre famille. L'héritage dans lequel puisait mon père sans vergogne arrivait à sa fin et rien ne parvenait à remplir les caisses. La pauvreté s'immisçait tel un parasite et se propageait sans que nous ne pouvions le vaincre. D'un manoir somptueux, nous arrivâmes dans une bâtisse qui tenait plus de la cabane dans une petite bourgade en campagne. Un de ces villages délaissés peu à peu pour les villes et qui souffrait d'une lente agonie. Tombé en désuétude, mon géniteur se consumait dans l'alcool dont il usait les derniers sous pour vider son esprit desséché, devenu loque, même les démons ne voulaient plus de lui, tout comme il ne voulait plus d'eux. Pour ma part, j'en profitais pour sortir, quittant le domicile parfois durant des jours, sans que mon père s'en aperçoive, imbibé d'alcool. J'offrais mes services dans les bars, les champs et les chantiers de maison. J'exécrais ce besoin de dépendre des autres, alors que tout le monde s'évertuait à dire que j'étais un bon garçon. Je les méprisais car en réalité, c'est eux qui avaient besoin de mon aide, non l'inverse...

J'en voulais à mon père, j'en voulais aux vampires, j'en voulais à la terre entière de n'être rien alors que d'autres avaient tout. Je n'ai jamais aimé me sentir dépendant, miséreux. J'avais été abreuvé depuis ma plus tendre enfance de discours et récits sur la grandeur de notre famille, côtoyant les rois, chevaliers et seigneurs, noblesse dont il ne restait qu'un pâle souvenir. Cherchant coupables, aveugler par ma propre frustration d'être devenu un moins que rien, j'en tenais pour responsable le système, le joug vampirique qui à mon sens privilégiait certains plutôt que d'autres, alors que mon hypocrisie était totale, je voulais simplement être dans le camps de celles et ceux qui avaient tout. C'est à cette période qu'un germe de rancœur germait envers les buveurs de sangs.

Puis il y eut lui... Mon Beau Soldat. Il était en permanence et passait le weekend dans cette auberge grotesque. Ses camarades sautaient vulgairement sur la première fille qui passait, pas lui. Son regard me perdit et je compris. Discrètement, dans le plus noir de la nuit, à l'abri des regards, nous nous sommes unis. Des promesses ont été faites, des promesses d'amour, des promesses de toujours. Il est reparti avec l'aube, emportant avec lui mon coeur. On s'est écrit alors, je signais ma correspondance "Lulu" pour ne lui risquer aucun embarras. Lui signait "Ton Beau Soldat". On se donnait rendez-vous pour des instants volés lorsqu'il pouvait rentrer. Il était le fier, j'étais le miséreux. Pour lui, pour nous, je voulais retrouver la splendeur de mon nom de jadis. Alors j'ai sombré dans la noirceur et dans la nuit, par amour.

Par amour, c'est ce que je pensais, mais l'orgueil est le père de tous les mensonges, y compris ceux que l'on se fait à soi-même. J'ai plongé corps et âme dans les rituels occultes, parlant la langue infernale, implorant les entités démoniaques, offrande de sang et de chaire pour les repaitre. Petit à petit la voie embrumée s'éclaira, les opportunités se mirent à florirent. Le monde de l'immobilier m'ouvrit ses bras, d'abord subtilement, des personnes que j'avais aidé me rappeler pour me faire des offres, mais petit à petit, c'était un empire encore naissant que je construisais. La réelle contrepartie quant à elle aussi se mettait en place, insidieusement, sans que je ne m'en rende compte. La richesse qui augmentait m'offrait moins de temps pour écrire à mon Beau Soldat. Le lien commença à s'effilocher…

Puis la guerre advint, mon Beau Soldat parti au front, moi je gardait la peur constante qu'il ne lui arrive malheur. Je versais mon sang en priant que ne coule le sien. La guerre ne fut pas fini qu'il me revint, mais pas indemne. Blessure, de guerre, incapable de marcher. Je m'occupais de lui alors que l'incompréhension, la colère et l'amertume s'emparé de lui. Je voulais le guérir, le sauver. J'ai continuer ma sombre magie, le pays à reconstruire, les opportunités en étaient même décuplées, je raflais tout, devenant le maître d'oeuvre de l'immobilier. Ma fortune refaite et pérenne, j'offrais les meilleurs soins et les meilleurs spécialistes pour mon Beau Soldat. Mais plus je dépensais et je gagnais, plus il dépérissait et mourrait à petit feu dans une agonie silencieuse.

Je me mentais à moi-même, je me berçais de doux mensonges et trahissais chaque jour mes promesses et mes valeurs. Je me persuadais que mes actions n'étaient tournées que vers l'altruisme, le fait de vouloir sauver mon Beau Soldat. Je traitais avec les vampires, bafouant mes colères de jeunesse, me convainquant que je leur volais leur biens et me réappropriais une fortune qu'ils m'avaient en partie volée. Je n'étais plus l'homme que je fus, côtoyant les ténèbres de toutes part, je commettais le pire des péchés, celui de rejeter mon authenticité. D'amoureux passionné, j'étais devenu un homme d'affaire froid et distant. L'enfer est pavé surtout de fausses intentions.

La guerre prit fin et la vie de mon bien aimé aussi. Alors que le pays commençait sa longue reconstruction, moi je sombrais. Il était mort, loin de moi, retenu par une réunion importante, il était mort seul. Le comble de l'horreur c'est que je savais, je savais au fond de moi que c'était de ma faute, qu'il était ma dette aux enfers, le prix de ma réussite. Quelle réussite, après la fin de la guerre mon empire s'étendit sur tout le pays, achetant les bâtiments pour une bouchée de pain et les reconstruisant pour les faire mien, des investissements rentables qui me rendait riche et puissant. Pourtant, je ne pouvais plus profiter de ce gain sans voir son fantôme me hanter, la culpabilité me ronger, ma solitude me rappeler mon crime.

Alors j'établis le siège de ma société à Berlin et je m'y installais définitivement. Déléguant au besoin à des sous-traitant, des petits patrons et conseillés qui se chargeaient de faire accroître et prospérer mon empire immobilier pour moi. Il était à présent suffisamment stable pour que je puisse le gérer sans déplacements incessants. L'âme meurtrie par mon acte, je perdais pied, petit à petit, je perdais goût à la vie sans mon Beau Soldat pour la partager. Même l'alcool ne parvenait pas à apaiser ma douleur. Seul les Arts m'émouvaient encore et me rendaient un tant soit peu vivant. Alors je me suis offert un nouveau projet, j'ai restauré et réhabilité les bâtiments culturels et d'arts de la capitale. Cabarets, Théâtres, Opéras, Galeries, je dépensais également une petites fortunes dans les bars et cafés pour les hommes de mon penchants... Comme une vaine pénitence au courroux que je m'infligeais, un pansement minuscule pour dissimuler ma peine.

Cependant, il ne suffit pas de quelques merveilles d'architectures et de lieux culturelles et artistiques pour racheter ses fautes... Mon nom était connu dans tout le pays, on me pensait humain et cela m'allait très bien. Rénover et devenir mécène pour les plus grands centres d'arts et de culture de la capitale me valait des entrées dans les réunions et soirées les plus mondaines. Je triais sur le volet et étudiais scrupuleusement chaque invitation, mes présences étaient aussi rares que précieuses, mais ne faisait que renforcer ma notoriété et le mystère qui m'entourait. C'est durant l'une de ces soirées très selectes que je fus approché par le Club. Des questions posaient l'air de rien, mes réponses scrupuleusement étudiaient, ils n'allait pas risquer de dévoiler leurs cartes à un parfait inconnu.

Je fus ainsi éprouvé et examiné sans même m'en rendre compte, sans doute avaient-ils couplé nos discussion sur tout un tas de recherches annexes à mon égard, cela allait de soi. Quand me fut enfin présenté le projet du Club, je voyais là un moyen de renouer avec l'ombre de l'homme que je fus jadis, avec mes aspirations premières et aussi en quelque sorte, soulager ma culpabilité. Alors j'acceptais de mettre ma fortune à profit, de manière anonyme. C'est ainsi que je devenais l'un des mécènes de cette grand organisation dont j'ignore réellement toute l'ampleur. N'ayant plus rien à perdre, autant user de ma richesse et de mon influence pour la juste cause. Même si je sais que le jeu est dangereux, qu'il peut me précipiter à tout moment vers d'autres abîmes qui ne sont pourtant pas moins ténébreuses.