L'Egide de Zeus - Hiram & Bram

Planté au milieu de l'amphithéâtre, face aux rangées d'étudiants très intéressés, je me place derrière la table qui contient la première expérience du cours : des grenouilles. Je saisis les deux pinces d'une petite batterie et viens les refermer sur les pattes du pauvre batracien qui aura été heureusement endormi pour l'expérience. Je me recule ensuite et viens enclencher le courant électrique qui se met à courir dans le corps sans vie. Au début la grenouille reste immobile mais petit à petit on la voit prise de soubresauts et à mesure que le courant augmente, les mouvements deviennent de plus en plus forts.

Ce que vous voyez est la preuve que les messages que notre cerveau envoie à nos membres, les ordres liés à nos mouvements sont transmis par des courants électriques via le système nerveux. Nous appelons ça ''volonté" mais certains facteurs peuvent perturber ces messages. C'est le cas des pinces que vous venez de voir, ou des phénomènes d'électrocution qui sont très dangereux, l'électricité passe à travers le corps, y trouvant un excellent conducteur, et bloque les messages du cerveau nous ordonnant de bouger ou de lâcher l'objet conducteur. C'est aussi pourquoi certaines blessures nerveuses peuvent résulter à un handicap : si la route est brisée, le messager ne peut pas passer. Maintenant nous allons procéder à l'autre expérience.

Soulevant un drap je dévoile un corps, celui d'un vagabond qui a été  "donné" à l'université et transfère les pinces sur ses orteils lavés et déjà bleutés. Je relance la charge électrique et là aussi le corps est secoué de soubresauts avant de retomber, inerte, lorsque j'éteins, sous les murmures admiratifs et surpris de l'auditoire.

Voilà une démonstration suffisante vous ne trouvez pas? Maintenant je vais disséquer les nerfs de la jambe. N'oubliez pas de faire un schéma. Je vous laisserai vous approcher plus près dans quelques minutes.

Alors que je m'active je vois une silhouette postée dans l'ombre de l'amphithéâtre, près de la porte donnant au couloir des professeurs, et je reconnais mon cher Severin qui agite un billet dans sa main. D'un geste je lui fais comprendre que j'arrive dans une seconde, et une fois les nerfs dénudés, je laisse mes étudiants approcher afin qu'ils examinent le corps, et je me lave les mains avant d'ouvrir l'enveloppe cachetée.

"Egide de Zeus trouvé en Grèce par troupes de D. Intercepter toute urgence. Documents endroit habituel. Betelgeuse"

Par tous les Saints, voilà une nouvelle! Je le replie fébrilement et reviens à mon cours, faisant signe à mon protégé de préparer mes affaires pour le suivre à la minute où la sonnerie retentira. J'ai presque du mal à me concentrer sur les réponses, tant je suis impatient et surpris... Et quand le cours s'achève je laisse mon assistant de l'université remettre tout en place avant de filer. Sur le retour je demande à Severin de s'arrêter devant ma librairie habituelle et j'en ressors avec deux livres sous le bras. Une fois dans l'habitacle, j'ôte le papier brun les enfermant, et entre les deux, sors l'enveloppe contenant les informations sur ma mission : une équipe envoyée par Dracula a découvert la mythique Egide de Zeus, un bouclier fabuleux, recouvert de la peau de la chèvre Amaltée, elle peut envoyer la foudre et le tonnerre quand on la secoue. Avec un tel pouvoir, pas étonnant que le vampire veuille mettre la main dessus! Elle est actuellement en route dans un camion, provenant d'Italie, qui faire plusieurs haltes jusqu'aux réserves personnelles du Comte. Entre temps, ils feront une halte le lendemain soir dans les Alpes, afin d'y passer la nuit, dans le chateau d'un des amis du vampire : Castello di Massino Visconti.

Et pour cette mission je ne serai pas seul : je voyagerai avec le grand magicien Zandar, qui est un membre du Club très utile, me faisant passer pour son assistant. Je dois le prévenir en personne afin que les informations ne s'éparpillent pas trop et demande au jeune homme de nous rendre au domicile du magicien. J'en descends et vais toquer à sa porte, avant de sourire lorsqu'il m'ouvre.

Hiram! Je suis ravi de vous voir! J'espère que je ne vous dérange pas! Si vous n'être pas trop occupé j'aurais grand besoin de vos services pour une histoire, trois fois rien...

Le connaissant il va vite comprendre que j'ai besoin de lui parler seul à seul alors que je tiens toujours les livres dans les bras.

Le sorcier était un être extravagant et singulier que j'appréciais pour son humour et son côté iconoclaste... Oser s'afficher aux yeux de tous comme un magicien, utiliser ses pouvoirs devant tout le gratin européen constitué majoritairement de vampires méfiants et chassant les sorciers en prétendant que ses numéros n'étaient que de la prestidigitation tenait du génie autant que du suicide et en cela je l'admirais... Et dans un sens je pense que vu son caractère, il avait besoin d'une dose d'adrénaline, de sentir un frisson de risque et de danger sur sa peau sinon il s'ennuierait... Il était un collaborateur de choix, fidèle, brave et courageux, et ses pouvoirs nous avaient déjà été plus qu'utiles au club, lors de nos missions... Aussi j'étais heureux de devoir à nouveau collaborer avec lui pour cette nouvelle quête et j'arrivai avec le sourire aux lèvres et nos consignes sous le bras.

J'aimais aussi sa demeure, mélange de luxe traditionnel des vieux hôtels particuliers aux plafonds hauts et aux murs lambrissés de bois sombre, mêlés à toutes sortes d'objets ramenés de ses voyages qui donnaient l'impression d'évoluer dans un musée un peu en désordre, avec, pour couronner le tout, une horde d'animaux exotiques qui surgissaient d'un coup d'un placard, de sous un meuble ou de derrière une porte, transformant la bâtisse à une forme de safari où les animaux seraient les maîtres... Je connaissais déjà sa passion pour les volatiles en plus de son lynx absolument charmant, qui faisait la sieste comme un bienheureux devant la cheminée alors que le sorcier m'emmenait dans son bureau privé. Une fois la porte fermée et sûr d'être à l'abri de toute oreille indiscrète je m'assieds dans un fauteuil, déposant les deux ouvrages devant moi.

Un thé sera parfait si vous voulez bien...

Je souris en l'entendant parler du fait que j'aie besoin de lui et je fais glisser l'enveloppe jusqu'à lui, le laissant l'ouvrir et parcourir les documents qu'on venait de nous transmettre.

Dracula a mis la main sur une relique d'une extrême importance... l'Egide de Zeus. En avez-vous déjà entendu parler? C'est un bouclier dont le pouvoir est terrifiant : il permet d'invoquer les pouvoirs de Zeus, à savoir le tonnerre et les éclairs, et pourrait donner un avantage certain lors d'un affrontement... On ne peut pas laisser Dracula l'utiliser alors... je me disais qu'on pourrait aller le voler. Il arrive ce soir dans un chateau italien près de la frontière, et ça serait l'occasion rêvée de nous en emparer. Je sais que vous avez un spectacle demain soir mais si nous partons maintenant, nous devrions être rentrés à temps pour votre représentation... Alors... une excursion dans les Alpes vous tente? Nous pouvons sauter dans un avion d'ici une heure, qui nous déposerait non loin...


Je souris en coin, attendant sa réponse, mais connaissant le personnage, je suis sûr qu'une mission de ce genre aura le don d'attiser sa curiosité et de le mettre au défi.

Je souris alors que je contemple tous ces objets animés autour de moi, dotés d'une vie propre, et qui me plongent dans le monde des contes que mes parents ainsi que ma gouvernante nous lisaient quand nous étions enfants. A cette époque, je ne connaissais rien du monde surnaturel, des créatures qui vivent autour de nous, cachant leur vraie nature et ce depuis des siècles. Une époque où les sorcières, les loup garous et les vampires n'étaient que dans les livres, figures merveilleuses et fantastiques qui nous faisaient frissonner, dans un délicieux mélange de peur et d'amusement, parce qu'on savait très bien que tout ça n'était pas vrai... Une époque où mon père n'avait pas dû combattre le monstre le plus dangereux que la Chrétienté ait connu... une époque où il n'avait pas échoué... Une époque où les vampires n'avaient pas pris le pouvoir... Et ce n'est qu'en m'engageant dans le Club que j'ai découvert que les ombres ne cachaient pas que les vampires, bien au contraire, et qu'une foule d'êtres appartenant à des races variées vivaient paisiblement, en harmonie avec nous, sans que personne ne se doute de rien, et continuent à le faire, là où Dracula ne leur a pas encore donné la chasse...

Enfin, lors de ma première arrivée ici, quand j'ai compris que  les prodigieux numéros d'Hiram n'étaient pas dus à des talents de prestidigitation, des heures de préparations et des "trucs" explicables, j'ai été émerveillé, pénétrant dans cette demeure comme dans Alice de l'autre côté du terrier ou Wendy après être arrivée au pays imaginaire... Tout me semblait extraordinaire et merveilleux, avec cette foule d'objets s'animant, s'agitant, obéissant aux ordres du sorcier, trottant dans toute la maison. Maintenant cela ne me fait plus rien de me faire servir le thé par une théière se postant toute seule face à moi, que le porte-manteau se penche vers moi et tende ses branches pour que j'y dépose ma veste et mon chapeau ou lever les pieds le temps que la balayette nettoie les miettes sous la table.

Et là, maintenant que je suis sûr qu'on est seuls tous les deux, loin des oreilles indiscrètes, et que sa gouvernante est loin, je lui expose la raison de ma visite, et l'entreprise dans laquelle je compte l'entraîner. Et au fur et à mesure je le vois m'écouter avec de plus en plus d'intérêt, se pencher vers l'avant, ses yeux rivés sur moi. On dirait que j'ai ferré le poisson, et le contraire m'aurait étonné... Hiram est quelqu'un qui ne tient pas en place et qui aime se jeter au devant du danger, alors une mission telle que celle-ci... Une fois mon petit exposé terminé j'éclate de rire quand sa première réaction est de prévenir sa gouvernante de veiller sur la maison jusqu'au lendemain tout en se levant, déjà prêt à partir, un sac de voyage se glissant à ses côtés. Je me lève à mon tour et le suis jusqu'à l'extérieur, où Severin attend dans ma voiture.

Je vous en dirai plus dans le train... Nous mettrons les quelques heures de trajet à profit pour nous préparer.

Le jeune homme démarre le moteur en nous voyant arriver et après nous êtes installés je lui dis de nous emmener à la gare. A cette heure, par chance, il n'y a pas beaucoup de trafic et nous arrivons rapidement. Mes livres sous le bras, j'emmène aussi le sac de voyage qui est toujours prêt dans le coffre, au cas où, et je tire de ma poche les deux billets de train qu'on nous a fournis pour nous rendre jusqu'à la frontière Italienne; que je présente au contrôleur alors qu'on embarque dans le train qui attend sur le quai. Le Club faisant bien les choses, nous sommes dans un compartiment privé, ce qui veut dire tranquille, et à peine installés je verrouille la porte de l'intérieur avant de m'installer confortablement, ôtant mon manteau et mon chapeau. Je m'assieds ensuite face à lui et ouvre l'enveloppe de kraft contenant les informations nécessaires à notre mission. Dans un premier temps je fais glisser une photo du convoi devant lui.

C'est une photo prise quelques heures après leur départ de Grèce... deux camions, un contenant l'objet, l'autre contenant des hommes... Ils voyagent sous  bonne escorte, pas étonnant vu le chargement précieux...

Je pose ensuite une carte sur la petite table entre nous.

Ils ont pris cette route, et s'arrêteront ici cette nuit, pour faire dormir les hommes, faire le plein des camions. Le seigneur du château est un ami de Dracula, le comte Massino Visconti. C'est notre meilleure option pour le dérober, car une fois qu'il sera à Berlin, ça sera trop tard, et en route, c'est trop compliqué pour deux hommes d'organiser une embuscade. Le train devrait nous amener à environ une heure de route du chateau, et un contact nous attendra sur place avec une voiture et du matériel... Normalement le comte a une chambre forte et c'est là que devrait être le bouclier... il sera gardé, mais ils ne mettront pas tous leurs hommes devant, c'est là notre fenêtre d'ouverture. Et d'après nos renseignements, la Chambre forte se trouve dans la tour carrée...


Une légère secousse nous informe que le train s'est mis en marche, accompagné du sifflet du chef de quai, et je referme les rideaux du compartiment, avant d'attraper mon étui à cigarettes.

Maintenant, il faut voir comment on va pouvoir arriver jusque là... Le plus simple serait par au-dessus mais... je ne suis pas un alpiniste chevronné...

Bercés par le roulis régulier du train, je profite du fait que nous soyons enfin seuls et à l'abri des oreilles indiscrètes pour sortir les documents importants de notre mission afin de les partager avec lui. Hors de question de les sortir avant, car les risques sont bien trop grands, et de toute façon ils ne quitteront pas ce wagon... Je fais glisser les photographies devant lui tout en lui partageant toutes les informations à ma disposition. Depuis le temps que Hiram et moi travaillons ensemble, je lui fais totalement confiance et j'espère que la réciproque est vraie... Bien sûr l'ennemi est partout et Dracula a le don pour corrompre ou faire pression même sur les meilleurs d'entre nous, les plus fidèles ou les plus déterminés et parfois en l'observant utiliser sa magie, je me demande ce qu'elle donnerait utilisée à de mauvaises fins... car les possibilités seraient infinies...

Enfin, maintenant il faut surtout qu'on se retrousse les manches, et qu'on mette nos connaissances en commun pour trouver une façon de récupérer ce bouclier au nez et à la barbe des hommes de Dracula, si possible sans faire de grabuge ou d'effusions de sang... Et je hoche la tête à sa première remarque, appréciatif.

Excellente idée, je n'y avais pas pensé immédiatement. C'est vrai qu'en n'en laissant qu'une en état de rouler, celle que nous ''emprunterons" c'est sûr que cela nous donnera un avantage certain sur nos ennemis... Parfois quelques minutes à peine peuvent faire la différence entre le succès et l'échec d'une mission...

Je laisse son regard examiner les photographies et continue de l'écouter avec attention quand il commence à émettre des remarques ou des hypothèses par rapport à notre plan. Je n'ai pas énormément d'informations car l'endroit est bien gardé, et il aurait été trop risqué d'envoyer l'un des nôtres en éclaireur, car s'il se faisait prendre, l'alerte serait donnée et ils doubleraient la sécurité. Alors que là, pour une nuit, ils vont le surveiller, certes, mais pas autant que s'ils se doutent de quelque chose... Et bien que nous soyons que deux, je suis médecin, Hiram est un sorcier extrêmement doué et nous avons toutes nos chances!

J'ai des doutes pour les loups... Ils sont d'une grande force mais ce ne sont pas de bons grimpeurs... L'idéal aurait été un vampire mais peut-être qu'aucun d'eux n'était disponible pour cette mission... Je pensais à plusieurs solutions... La première, et la plus simple, serait que vous ensorceliez un grappin qui pourrait nous amener jusqu'en haut de la tour. Je ne sais pas vraiment comme vous pourriez faire cela mais le crochet pourrait "grimper" et se fixer seul, nous permettant ensuite de monter à un appui solide. Je ne pense pas qu'une fenêtre ou un coffre puisse réellement vous poser des problèmes, si? De là, nous devrons aviser pour déterminer le nombre de gardiens présents aux abords immédiats du coffre... S'ils sont peu, peut-être une canette de gaz soporifique? Notre contact pourra nous en fournir, ainsi que des masques à gaz et du matériel d'alpinisme. Une chance que cette discipline soit en plein essor et que nous ne soyons pas obligés de faire des commandes spéciales pour un baudrier et un mousqueton. Par contre, pensez-vous pouvoir faire en sorte que le coffre s'ouvre de lui-même? Sans être obligés d'utiliser des explosifs ou de le forcer à la main? Parce que j'en suis incapable...

Je mentirais en disant que malgré la difficulté première de la mission, je ne ressens pas un frisson d’excitation à l’idée de me lancer dans un tel projet. Et déjà ici, alors qu’on vient seulement d’embarquer dans le train, que notre périple en est à ses balbutiements, mon cerveau s’emballe pour élaborer un plan en fonction des informations qu’on nous a communiquées et également selon les possibilités de mon camarade sorcier. La liberté de manœuvre des membres du Club est aussi une des clés de son succès, car en nous laissant partir en nous laissant définir la marche à suivre, on peut être sûrs qu’aucune information ne fuitera, et que personne ne pourra déjouer nos plans car justement, nous sommes en train de le concevoir à l’abri de notre compartiment feutré, parlant à voix basse, sans rien d’écrit, et sans que Tesla sache comment nous allons procéder.

Il y a quelque chose de grisant à élaborer ainsi des théories et des suppositions, réfléchir à des solutions et à chaque fois rebondir si l’autre soulève une objection ou un problème que l’on risque de rencontrer.

C’est fascinant de savoir qu’on peut se faire obéir d’un objet inanimé, et le rendre inutilisable aux autres… Je me sens bête quand je dois abandonner la lutte face à une boite de conserve récalcitrante ou une bouteille de vin dont le bouchon ne veut pas céder…

Nous rebondissons sur l’idée du grappin et j’écoute ses remarques en hochant lentement la tête avant de répondre à sa suite. Nous soulevons ensuite la question du coffre et j’éclate de rire en entendant sa réflexion à propos de la bonne volonté d’un coffre fort et de sa certaine coopération.

Vraiment? D’ailleurs j’aurais une petite question mais… est-ce que les objets ont une sensibilité? Ou c’est votre magie qui leur permet temporairement d’en avoir? Cela me fascine Hiram, vraiment…

Un autre problème épineux est soulevé quant au nombre de gardes qui pourraient se trouver devant le coffre, et je prends quelques instants pour réfléchir. Alors nous examinons les photographies du château et élaborons nos premières hypothèses, de légers coups frappés à la porte me font lever la tête des documents devant nous. Je referme le dossier et dépose ma veste sur la table pour tout dissimuler avant de répondre.

Entrez!

Un jeune homme en uniforme de la compagnie de train, aux cheveux soigneusement recouverts de brillantine et coiffés en arrière passe la tête avec un grand sourire.

Bonjour messieurs! J’espère que vous faites bon voyage et que tout se passe bien. Souhaiteriez vous un rafraichissement? Quelque chose à manger?
- Je vais prendre du thé merci. Et vous mon cher?

Je laisse mon camarade passer commande, prenant également un roulé à la confiture car je n’ai que peu déjeuné. Pendant que l’employé est occupé à nous servir, je fais rapidement disparaître le dossier sous ma veste, déposant le tout sur mes genoux, comme un client prévenant qui débarrasse la table pour aider au service. Après un dernier remerciement il referme la porte et j’entends le bruit de son chariot roulant s’éloigner. D’un léger signe de la main je dis à Hiram d’attendre un peu avant de se remettre à parler, histoire d’être sûrs qu’il n’est plus à portée d’oreille, avant de sourire et reprendre.

Voilà, nous devrions être tranquilles. C’est vrai qu’agir la nuit a l’avantage de nous cacher des gens du château qui seront endormis, mais ça sera aussi le moment où le coffre sera le mieux gardé… Dracula laissera difficilement quelqu’un d’autre que ses vampires monter la garde… Mais j’y pense… le moment où le coffre serait le plus vulnérable serait à l’aube… Quand les vampires seront obligés d’aller se coucher et avant que tout le personnel ne se mette au travail… Il y aura des humains, mais ils seront plus facile à neutraliser, même s’ils sont nombreux… Qu’en pensez vous?

Depuis que mon père m'a révélé l'existence des créatures surnaturelles, ce sont les sorciers qui me fascinent le plus, car ce sont eux les grands gagnants de la loterie magique : certes utiliser leur pouvoir ne va pas sans conséquences, parfois dramatiques quand mal utilisés, mais ils n'ont pas de contre indication qui les obligent à organiser toute leur vie autour de ces dernières, comme les loup garous et les vampires par exemple. Indifférents à l'eau bénite, aux crucifix, au soleil ou à la pleine lune, ils peuvent juste profiter, d'autant plus si le destin, ou Dieu, les a pourvus d'un pouvoir puissant... Et parfois je m'imagine ce que doit être la vie quotidienne d'une personne comme Hiram, dont j'ai eu un rapide aperçu en me rendant chez lui, dans sa demeure peuplée d'objets animés allant du portemanteau tendant les bras pour accueillir les vestes à la cuillère remuant seule le thé dans la tasse, ou le balai qui se passe tout seul sur le sol. Que doit être la vie quand on peut commander aux éléments, lire les esprits ou même à la mort? Comment organise-t-on cela? Et mon admiration transparaît dans notre discussion, lorsqu'il me dit qu'il saura se faire obéir d'un coffre fort ou d'un grappin... alors que je dois me contenter de faire mes tâches comme le commun des mortels. Et j'éclate de rire à sa réponse sur les boites de conserve, appréciant qu'il me soutienne un peu et ne confirme pas qu'en effet, en tant qu'humain, je ne sers pas à grand chose.

C'est trop aimable! D'ailleurs, je suis curieux, quel est le type d'objet le plus difficile à ensorceler et mettre sous votre charme?

Notre discussion continue et, lancé sur ce terrain, j'en profite pour lui poser une question qui m'intrigue depuis longtemps maintenant, à savoir si les objets à qui il insuffle de la vie ont une sensibilité, peuvent souffrir ou penser et sa réponse m'intrigue. Je le regarde, sourcils froncés, légèrement désarçonné par sa réponse énigmatique.

Vraiment? Vous m'en dites trop ou pas assez mon cher...

Pourtant nous devons nous interrompre, pour quelques minutes au moins, le temps qu'un des employés du train n'arrive pour nous proposer des rafraîchissements et de quoi manger. J'accueille le plateau chargé de thé et de douceurs avec envie, appréciant déjà l'odeur du thé chaud qui se met à flotter dans la pièce, avant de le remercier une fois qu'il a terminé, le suivant des yeux alors qu'il sort, poussant son chariot encore bien rempli. Une fois sûrs d'être seulement entre nous, nous reprenons notre organisation, ressortant les plans et les photos que j'avais dissimulées à l'approche de l'employé. Je reprends donc, attrapant la théière et émets de nouvelles hypothèses tout en remplissant soigneusement les deux tasses de porcelaines vides placées face à nous, décorées aux couleurs de la compagnie de chemin de fer, ainsi que les assiettes. Je dépose une tasse sur sa soucoupe avant de faire glisser le tout devant lui, faisant de même pour moi, et porte la tasse à mes lèvres, soufflant doucement sur le liquide ambré tout en m'enfonçant un peu plus dans la banquette capitonnée.

Nous avons un contact dans un village pas très loin du chateau, entre vingt et trente minutes en voiture. Nous nous y rendrons tout à l'heure et nous pourrons dormir un peu avant de repartir peu avant l'aube. On pourra nous fournir du matériel d'alpinisme et de quoi repartir rapidement. J'ai peur que venir trop tôt avant la mission ne multiplie nos chances d'être repéré, vous ne pensez pas?

Et j'écoute sa réponse, donnant un coup de fourchette dans la pâtisserie, en portant une première bouchée à mes lèvres. Cette mission peut très bien se passer comme être un fiasco total, et tout dépendra de notre préparation, mais aussi d'une bonne dose de chance. Il suffit d'un simple petit grain de sable dans les rouages pour tout mettre par terre, ou au contraire nous faciliter la chose... Espérons simplement que nous serons le grain de sable plutôt que de le subir...

Ce doit être drôle d'être entouré d'objets à qui l'ont peut donner vie, même pour un temps... Je revois la nursery quand nous étions enfants, mes deux soeurs, mon frère et moi, et je me dis qu'elle aurait eu un tout autre aspect si les jouets s'étaient mêlés à la partie, devenant des partenaires d'amusement à part entière plutôt que des outils... les avions en papier ou les bateaux en bois qui décideraient d'eux-mêmes de leur itinéraire, des poupées ou des soldats de plomb à qui on aurait pu parler et qui nous auraient répondu... tant d'expériences qui devraient être merveilleuses quand j'y pense, et qui sont normales pour Hiram et sa famille. Grandir avec de la magie, la croiser tous les jours, qu'elle soit une composante intégrante de son quotidien, de l'organisation de ses journées, dans les gestes de la vie de tous les jours... et pour d'autres plans plus élaborés ou moins innocents, comme celui que nous sommes en train de monter. Avide d'en savoir plus et étant donné que nous sommes coincés ensemble pour encore quelques heures, je sais que l'on peut faire une petite incartade et discuter d'autre chose que la mission. D'ailleurs j'éclate de rire en l'entendant me révéler les capacités des objets les plus insignifiants pour être les plus terribles et les plus indisciplinés.

Des objets peuvent donc s'amuser à vos dépends? Ils peuvent avoir assez... d'esprit pour vous tendre des pièges? C'est fascinant... mais cela ne marche que pour les objets auxquels vous avez donné vie c'est bien ça?

Qui aurait cru il y a encore dix ans qu'on se retrouverait dans un train en partance pour l'Italie, à comploter pour voler un bouclier mythique des griffes du vampire qui gouverne notre pays en sous-main? J'aurais clairement ri en entendant cette idée si farfelue, alors qu'à présent elle est réelle, et pas plus extraordinaire que la dizaine d'autres missions que j'ai déjà accomplies pour le Club. Et pour celle-là aussi il y aura de la magie... de l'incroyable et extraordinaire magie. D'ailleurs nous revenons rapidement dans le vif du sujet, à savoir finir de peaufiner notre mission. J'ai eu quelques informations en amont mais nous ne pouvons pas nous permettre de faire circuler trop de messages : chaque lettre, chaque télégramme, chaque lettre écrite ou en morse représente une menace, une possibilité de remonter jusqu'à nous et de nous infiltrer. C'est fou qu'une lettre, un mot griffonné dans une enveloppe, un télégramme puissent avoir un impact si important et mettre des vies en jeu dans notre vie quotidienne... on en manipule tant tous les jours sans arrière pensée, on les parcourt rêveusement en buvant son café du matin, on les range en tas sur le bureau, en attendant de les classer, alors qu'il suffit de quelques symboles pour faire s'effondrer des vies entières. Ici il n'y a que nous, et à part les quelques photographies qu'on m'a confiées et que je ferai disparaître bientôt, rien ne pourra nous trahir.

On convient rapidement d'un ordre de mission, d'une façon de nous organiser qui ne dépendra que de nous seuls... Et j'avoue aimer la liberté quasi obligatoire que notre organisation nous laisse : elle ne peut pas tout contrôler et vérifier, elle n'en a ni les moyens ni les hommes, et ne peut pas conserver les archives et informations de chaque mission en cours. Enfin...dans un sens c'est le cas, mais elles sont surtout conservées après coup, dans un lieu secret. Une fois mon plan exposé je m'attaque à mon petit déjeuner, un délicieux roulé que je mange aussi proprement que possible, même si je m'époussette afin d'enlever le sucre glace de mes genoux et autour de mes lèvres, avant de sourire à la question du sorcier.

Ce n'est pas moi qui ai choisi qu'on ne soit que deux, mais je pense que c'est la raison oui. A deux on passe plus facilement inaperçu, on n'a pas besoin de deux chambres d'hôtel, louer deux vélos est simple, trois l'est peut-être moins... Mais on m'a donné le nom de quelques contacts dans la région, en cas de besoin... un troisième voire un quatrième pourraient nous rejoindre sans trop de problème...

Je l'observe et remarque qu'il dodeline de la tête, et lutte pour garder les yeux ouverts. Pour ma part, également bercé par le roulis du train je souris et m'étire.

Allez-y, allongez-vous un peu... Nous en avons encore pour quelques heures de route et tout le repos que nous arriverons à prendre sera le bienvenu. Je vais aussi fermer les yeux quelques instants.

Attrapant les documents concernant notre affaire je les range dans mon sac, que je glisse sous mes pieds, avant de rouler mon écharpe en boule et la caler entre ma tête et la paroi du compartiment. Puis après un dernier sourire à Hiram je ferme les yeux, me laissant rapidement sombrer dans un sommeil réparateur.