Apocalypto (Mexique) - Hannah & Bram

Je souffle alors que j'essuie mon front ruisselant de sueur entre deux coups de machette furieux. Et dire que vingt quatre heures plus tôt j'étais dans le confort tranquille de ma demeure berlinoise, et maintenant me voilà en pleine jungle du Mexique par une chaleur d'enfer. Mais j'ai choisi d'être ici, car la nouvelle vient de tomber : des émissaires de Dracula auraient découvert les traces d'une ancienne pyramide construite un peuple autochtone, que ce soit les Tonotaques ou peut-être les Huaxtèques d'après ce que disait le dossier que j'ai lu dans l'avion. Mais Dracula n'aurait eu que faire d'un simple site archéologique, c'est surtout ce qu'il contient qui pourrait être crucial, si les légendes qu'on a racontées sont vraies. Au sein de cette construction abandonnée depuis plusieurs siècles à une jungle dangereuse et luxuriante se cacherait un masque en malachite capable de contrôler la montée des eaux et les crues. Quelque chose de beaucoup trop important pour être laissé entre les mains de ce vampire fou, qui pourrait noyer des villes et des villages entiers d'un claquement de doigts, ou détruire les récoltes de toute une région voire d'un pays.

Grâce aux merveilles de la technologie, un télégramme a pu être intercepté nous informant de cette découverte. Et quelques heures à peine après l'avoir reçu, on est venu me voir pour me confier cette mission : aller sur place, en espérant qu'il leur faudrait au moins un jour ou deux pour se frayer un chemin jusqu'à l'intérieur, et encore plus pour trouver l'endroit où ce précieux trésor serait caché. C'était le seul espoir que nous avions, si le masque existait bien sûr : parier sur la complexité et le génie des architectes précolombiens pour les ralentir... Et dès l'annonce de la nouvelle j'ai attrapé ma valise et sauté dans un avion jusqu'à Mexico, où un guide, spécialiste de l'histoire des peuples qui y ont vécu jusqu'à l'arrivée de Cortès et ses hommes, m'attendait. Mais après quelques heures en bateau nous avons débarqué au plus près de la pyramide, au beau milieu de la forêt, obligés de nous frayer un chemin discrètement pour ne pas tomber sur les hommes du vampire... Et dieu cela m'a semblé long... Chaque pas est difficile tant la végétation est dense, faite de buissons, d'arbustes et de lianes, humide et poisseuse autant que magnifique, recelant des spécimens que je n'avais malheureusement pas le temps d'observer. Puis bientôt se dessine une silhouette massive, des marches gigantesques... El Tajin comme s'appelle ce bâtiment.


Pourtant nous commençons à voir de l'agitation en nous approchant. Un petit groupe surveille les alentours. Je commence à réfléchir à une solution pour nous approcher sans nous faire voir, quand mon guide sort une sorte de sarbacane de sa poche, ouvre avec précaution une boite en fer blanc et en tire une petite fléchette qui ressemble aux mouches qu'on utilise pour pêcher. Je l'observe glisser le projectile dans le tube, inspirer profondément, porter l'arme à ses lèvres et souffler d'un coup sec. A quelques mètres de nous le garde le plus proche porte la main à son cou en grimaçant, avant de chanceler et s'écrouler sur le sol. Médusé je me tourne vers mon guide.

Ignacio, qu'est-ce que vous avez utilisé?
Venin grenouilles poison. Quand grenouilles beaucoup couleurs, beaucoup poison. Chasser avec ça depuis toujours.

Son anglais est rudimentaire mais nous nous comprenons, car je ne connais que trois mots d'espagnol, pas très utiles dans notre situation. Il me fait signe de le suivre et penchés en avant nous nous approchons d'une petite entrée sur le côté, à moitié dissimulée derrière des feuilles, avant de rentrer dans le coeur de la pyramide.

En temps normal, il est toujours plus facile d'attaquer une place forte de nuit : moins de gens réveillés veut forcément dire moins d'yeux ouverts, et donc moins d'yeux qui peuvent nous voir. Mais dans un monde gouverné par les vampires, la situation s'inverse totalement, et le jour est devenu le moment de la journée le moins risqué, car de simples humains sont beaucoup plus simples à neutraliser. Bien sûr Dracula n'est pas bête et si le site est d'importance, il laissera quelques sbires réveillés, grâce à des artefacts puissants et hors de prix qu'il achète ou négocie en échange de la protection de certains sorciers et une place enviée à sa cour... C'est donc le jour, et quand le soleil est haut qu'il faut frapper, afin d'avoir le plus de temps, et de marge de manoeuvre avant le réveil de ses soldats les plus dangereux et les plus impitoyables. Surtout qu'il y a une grande différence entre des gardes endormis qui peuvent toujours se réveiller en cas de coup dur ou d'ennui, et des gardes physiquement incapables d'ouvrir les yeux tant que la nuit n'est pas tombée...

On est donc au moment idéal, Ignacio et moi nous trouvons dans les fourrés épais, trempés de sueur à cause de l'air moite qui est presque palpable, alors que le soleil perçant crée une légère brume. La pyramide est immense, massive, plus haute encore que le Parlement de Londres, peut-être même plus haute que Big Ben, avec ses étages réguliers, et ses deux rangées d'escaliers majestueux malgré les lianes et les racines qui la recouvrent à moitié. Il n'est pas aisé de surveiller une aussi grande bâtisse, et c'est à notre avantage, car notre objectif recèle de nombreuses entrées et sorties, certaines discrètes voire totalement cachées. Et grâce à mon guide nous arrivons à nous en rapprocher assez pour découvrir un de ces passages se dessinant à peine sous les plantes grimpantes. D'un coup de sarbacane, il immobilise le seul garde présent de ce côté, et dès qu'il s'effondre je retiens mon souffle, patientant quelques secondes pour être sûr que personne ne l'a vu tomber, avant de cacher son corps sous des feuilles et des buissons, et nous tailler un chemin dans l'entrée à coups de machette acérée.

A peine à l'intérieur la température chute, et il fait presque frais, voire froid en comparaison... obscur également. Je sors deux lampes de poche que nous allumons, réduisant sa luminosité au minimum. Quelles inventions extraordinaires que cette petite source de lumière qui ne craint pas le vent ou la pluie, qui ne risque de mettre le feu nulle part et qui peut même servir d'arme en cas de besoin. Nos semelles crissent sur la terre battue sablonneuse du sol alors que quelques bruits de gouttes retentissent de temps en temps. Sous le faisceau de ma lampe apparaissent des bas-reliefs sculptés représentant l'histoire des dieux et déesses, des cosmogonies, et autres merveilles que je souhaiterais contempler pendant des heures si j'avais le temps. Si je l'avais... mais je ne peux pas. Espérant qu'un jour quelqu'un puisse avoir plus de temps que moi pour garder une trace de tout ça, on continue de s'avancer lentement dans les tréfonds de la pyramide, avant de distinguer au détour d'un couloir une lueur bleutée mouvante, comme des reflets d'eau. On coupe nos lampes, la luminosité étant assez suffisante, et on débouche dans ce qui semble être un caverne, ou l'intérieur de la pyramide, dans lequel se trouve un lac et une autre structure, plus petite. Une autre jungle s'y trouve, mais différente de celle dehors, poussant dans une semi-obscurité, et ne profitant du soleil que par les ouvertures créées sur les côtés et en haut. Le spectacle est à couper le souffle, et une fois la voie libre, je prends quelques photos avant qu'on continue notre marche. On croise quelques silhouettes mais on tente de les éviter. Notre objectif est de gagner le petit temple sans attirer l'attention, c'est forcément là que doit se trouver la relique.


Plusieurs fois on doit s'arrêter et se plaquer contre un mur pour laisser passer un garde, mais on s'approche sans encombres, trottinant accroupis alors qu'on traverse le pont enjambant un gouffre s'enfonçant dans les profondeurs du sol. Toujours rien. Je grimpe les marches, adossé contre le muret, me faisant le plus petit possible, et une fois en haut je me glisse dans la salle, sauf que je remarque deux choses : la première est le masque, magnifique, merveilleux, scintillant doucement dans la pénombre, et la deuxième est la jeune femme qui en est tout près, les mains tendues sur le point de le saisir.

Stop! Stop ne faites pas ça!

Bien sûr elle n'est pas seule et deux humains sortent de l'ombre, pointant leurs carabines sur moi, la mine sévère mais pas vraiment menacés, ce que je prends pour une insulte, quelque peu.

Ce genre de temple recèle des pièges. Si vous ôtez le masque sans faire attention ça pourrait mal finir pour nous, mais pour toute la vallée...

Pendant quelques secondes qui me semblent des siècles je reste caché à l'entrée de la pyramide, découvrant avec horreur que mon guide et moi ne sommes pas seuls, et avec une horreur encore plus grande qu'un des trois présents s'approchait dangereusement du masque que l'on convoitait, tendant les mains vers lui. Vite, trop vite je dois me décider, entre rester caché et attendre éventuellement un meilleur moment pour agir et reprendre le masque, quitte à ce qu'elle déclenche quelque chose aux conséquences terribles, ou l'arrêter, ce qui voudrait dire me dévoiler et annuler ainsi tout effet de surprise. Pourtant je dois rapidement me rendre à l'évidence : je ne sais comment est protégé cet artefact mais une chose est sûre : il est protégé, et certainement de façon magique... un objet de cette valeur ne devrait pas être si facile à retrouver et à emmener... Alors je tranche et me relève, révélant ma position.

C'est là que je la reconnais, elle qui était restée dans l'ombre jusque là. Hannah, le bras armé de Dracula, et surtout, la femme de Aurélius, le loup qui m'a mordu, l'agent double. S'il l'envoie elle, jusqu'ici, en possession d'un artefact lui permettant de marcher en plein jour, c'est que la mission est d'envergure et que le prix est gros. Raison de plus pour intervenir... et vite, avant que l'objet convoité ne retombe dans les mains griffues du vampire, et qu'avec cet objet il puisse accroître son pouvoir déjà bien trop important. Et en tant que tel elle doit me connaître, ou avoir entendu parler de moi... ce qui risque de me trahir. Qu'est-ce qu'un banal médecin viendrait faire ici? Au milieu de la jungle perdue? Certainement pas une promenade de santé. Et ça risquerait de révéler mon appartenance au Club, et mon soutien à la résistance. Alors, autant jouer l'idiot, en quelque sorte.

Je m'appelle Hans Leuwen et je suis archéologue. Je suis en mission pour l'université d'Amsterdam pour explorer cette pyramide. Les ouvriers que nous avons embauchés ont été retenus plus haut à cause d'une crue du fleuve et ils arriveront demain. Et vous, que faites-vous ici?

Je tente de jouer mon rôle jusqu'au bout et pointe vers le masque toujours sagement installé sur son piedestal.

C'est une représentation d'un dieu très puissant, et ce peuple avait l'habitude de construire des pièges dans leurs temples. Il y a de très fortes chances pour que ce soit piégé et déclenche un mécanisme, ou la destruction de la pyramide toute entière... Alors... je m'abstiendrai, si j'étais vous... Au moins le temps d'examiner l'installation.

Et j'avance l'air de rien, comme si je n'étais pas inquiété par les armes tenues par les gardes, mais me penche vers le socle, tournant lentement autour.

Et vous? Etes vous aussi des archéologues?

L'esprit humain est parfois curieux : pouvoir passer des heures à réfléchir au meilleur plan possible, à peser le pour et le contre, envisager toutes les possibilités et tous les cas de figure, d'agrémenter le tout de croquis et de cartes sans avoir LA révélation, la vraie solution pour le plan réussi... et pouvoir être capable d'une fulgurance incroyable en une fraction de seconde, dans un lieu et à un moment tout sauf propices. C'est ce qui m'arrive là, quand en un instant j'arrive à me saisir de cette idée, de cette solution qui sera peut-être la bonne. Car oui, il y a le risque qu'elle me connaisse, qu'elle sache qui je suis, de par mon père, mais aussi par mon travail pour le Club, mais il y a également une chance qu'elle n'en sache rien et c'est là mon coup de poker à jouer. Je me lance donc pour répondre à ses questions, et tenter de gagner assez de temps pour trouver comment nous emparer du masque sans tout détruire, retenant mon souffle jusqu'à ce qu'elle réponde enfin, avec des secondes qui ont l'air de durer des siècles.

Puis mon coeur repart et je respire enfin quand je vois sa réaction, et sa surprise par rapport à mes explications, avant la réalisation qu'il y a une chance, même mince, que ce que je dis est vrai. Je tente au maximum de cacher ma joie et mon soulagement, jouant toujours le type perdu mais aussi concerné, alors que je m'explique, lui servant un mensonge sur un plateau au fur et à mesure que je l'invente. Pas de peur non, mais je dois garder une sorte de lueur du passionné découvrant enfin ce qu'il a passé sa vie à chercher, ou à peu près, et l'ignorant presque au profit du masque dont je suis tout proche, avant de me tourner enfin vers elle.

Oh vous aussi? Quelle coïncidence ! Vous venez de quelle université? Qui est le chef de votre département d'archéologie? Peut-être que je le connais! Le monde des passionnés de choses enterrées et poussiéreuses est bien petit.

Faussement enjoué je lui souris avant de tendre la main vers elle.

Ravi de vous rencontrer mademoiselle Hannah. Ou devrais-je dire madame? Navré, on rencontre encore peu de vos consoeurs sur les chantiers de fouille...

Espérant qu'on va en rester là je me contente de m'avancer vers le masque et examiner son socle, tout en faisant signe à mon guide de m'approcher, à qui je parle en espagnol rapidement.

Est-ce que tu sais comment on protégeait les trésors ici ? Des légendes autour de cet endroit ?
Oui senor... on dit que les empereurs étaient enterrés avec du sang de dragon... et que le sang de dragon pouvait tuer... mais je n'en sais pas plus, juste que c'est dangereux... Très dangereux ...

Je hoche la tête après l'avoir remercié et effleure doucement le socle, cherchant un quelconque mécanisme.

Je suis comme un équilibriste sur son fil, tentant de garder le cap sans regarder dans le vide. Exercice intéressant mais un peu angoissant, surtout lorsqu'on connaît les risques et les conséquences si les choses se passent mal : le masque pourrait être détruit, et cela serait une perte immense pour le patrimoine culturel mondial tout en épargnant de nombreuses vies, il pourrait tomber entre de bonnes mains, et être exposé dans un quelconque musée sans que personne ne se doute de son pouvoir, mais avec le risque d'être volé, il pourrait être pris par cette équipe envoyée par le vampire, ou bien j'arriverai à l'avoir. Pourtant j'essaie de chasser toutes les possibilités tragiques pour me concentrer sur le mensonge que je lui sers, brodant pour créer un joli motif tout en me forçant à en imprimer chaque détail. A tout retenir. Tout en jouant le rôle de ce chercheur passionné. Mon coeur bat vite, et j'espère de tout coeur que le bruit de l'eau grondant tout autour de nous serait capable de calmer ce bruit qui m'apparaît comme assourdissant.

Je n'ai pas besoin de sourire lorsqu'elle me répond "Oxford" car je sais pertinemment que c'est un mensonge, que ce soit l'université ou le nom. J'y ai donné quelques conférences et j'ai visité leur département d'anthropologie. Je lui accorde une poignée de main franche, relâchant mon étreinte au bout d'une seconde avant de reculer.

Ce nom ne me dit rien, mais peut-être a-t-il été récemment embauché ou promu? On ne peut pas se souvenir de tout malheureusement, madame...

D'un commun accord chaque groupe se sépare, se livrant à ses propres examens et recherches, scrutant les bas-reliefs, effleurant les sculptures, tâtonnant sur les chambranles de porte. Par dessus mon épaule je les entends converser mais sans vraiment comprendre de quoi ils parlent, ou même la langue dans laquelle ils s'expriment. Puis d'un coup un bruit sourd résonne puis le sol se met à trembler. Qu'est-ce qui se passe? Je regarde autour de moi, ainsi que mon guide, avant de remarquer qu'un homme de main de la vampire, immortel ou non, regarde le mur d'un air ahuri, la main en l'air, comme s'il suspendait son geste. Ce qui n'augure rien de bon. Il a dû déclencher un mécanisme. Pendant un instant ou deux, tout le monde est dans la stupeur, cherchant l'origine du bruit tout en tentant de se stabiliser, avant que quelqu'un ne crie.

La porte! La porte se referme!

Et je constate avec horreur qu'il a raison : une immense, et sûrement très lourde plaque de pierre descend du plafond, et en quelques secondes bloque complètement l'issue, nous laissant dans une semi obscurité grâce aux quelques ouvertures laissant filtrer la lumière du jour et les reflets de l'eau, mais trop petits pour que l'on puisse s'y glisser. Le silence revient, presque assourdissant après les grondements et les tremblements, et on échange des regards aussi inquiets que paniqués.

Bon, il va falloir trouver une sortie. Il y en a forcément une.

Puis quelqu'un crie de surprise, ou de frayeur, sans savoir qui. Je me tourne dans la direction du bruit, cherchant à comprendre lorsqu'une remarque fuse dans l'obscurité.

De l'eau! Il y a de l'eau qui rentre!

Oh non.