L'argent ne fait pas la liberté [PV Alexander & Rick]

Dans mon job, il faut avoir des contacts partout, et dans tous les milieux. Etre juste en contact avec les hautes sphères et n'être à l'aise qu'avec des gens de la haute va me griller auprès des criminels des bas-quartiers, et une connaissance des seuls bas quartiers m'empêchera d'aller plus loin que les cuisines dans toute maison bourgeoise ou aristocratique. L'idée est de ne pas faire tâche à se moucher dans les rideaux lors d'une réception guindée, et à ne pas râler pour une trace de doigt sur un verre à confiture rempli de mauvais schnaps dans un bouge... La modération et la demi-mesure. Une touche de caméléon aussi. Et depuis que je me suis lancé dans cette voie ô combien dangereuse mais ô combien excitante j'ai pioché des connaissances à gauche à droite pour être à l'aise partout... De mon enfance à l'orphelinat j'ai appris les bonnes manières et mon catéchisme - c'est toujours utile de pouvoir réciter un psaume ou deux- de mes larcins en tant que gamin je sais parler arabe, connais les rues du Caire comme ma poche et j'ai acquis une solide réputation de pickpocket aux mains légères... de mon passage à la Légion, j'ai appris à manier une arme, à piloter des engins, à tuer aussi, et toute une collection de chansons à boire, en français. Je connais le style et les armes des grandes puissances européennes, et le fait que j'ai commencé à m'intéresser au trafic d'oeuvres d'art m'a donné une bonne base en styles et surtout en prix. Je suis loin d'être un expert mais je sais au moins définir quand une chose vaut de l'argent, ou quand elle ne vaut même pas la peine d'être ramassée...

Et ce soir, profitant d'un passage de quelques jours à Berlin, je réactive mes contacts avec les gens peu recommandables des bas fonds pour une partie de poker totalement illégale mais follement lucrative si je gagne. Et je vais sûrement gagner, car je suis un excellent joueur, et je sais tricher encore mieux que ceux qui essaieraient de tricher contre moi. C'est dire. Mais l'avantage de ce genre de soirées c'est ce qu'on peut y gagner... de l'argent, bien sûr, des objets précieux, évidemment -j'ai même eu un tableau de Poussin entre les mains un soir, que j'ai revendu une belle somme, tout comme une Rolls que j'ai échangée contre un vieil avion- mais aussi des services. Quand quelqu'un perd et ne peut pas payer, c'est là que les choses sérieuses démarrent, et que de bonnes affaires peuvent être faites : savoir qu'on a plusieurs personnes qui nous doivent quelque chose, surtout des services, peut valoir encore plus qu'une enveloppe pleine de billets, et j'aime avoir des débiteurs un peu partout sur mon passage, sur qui je peux plus ou moins compter pour me tirer de la merde - pardonnez l'expression. Je me gare donc à l'extérieur de l'entrepôt, salue les gardes qui me reconnaissent et arrive, en costume sombre bien taillé, le seul que je possède d'ailleurs, cigarette aux lèvres et révolver sous le bras. La table de jeu est installée dans un coin, dans une arène créée par des montagnes de caisses de bois provenant de tout autour du monde, avec en son centre une table ronde couverte d'un tapis vert. Quelques convives sont déjà là, en costume soignés, parfois tape à l'oeil. Des têtes connues, comme le dirigeant d'une chaîne de boucheries, le grec Giovanni qui gère le plus grand club de Berlin, le Moka Efti, ou encore une femme d'un certain âge mais terriblement élégante dans sa robe brodée de perles et aux lèvres peintes en rouge. On se salue, un barman, derrière un bar improvisé à partir de caisses est en train de remplir des flutes de champagne ou des verres d'alcool plus fort. Je dépose mon droit d'entrée sur la table et la fais glisser jusqu'à l'organisateur de la partie qui compte les billets avant de mettre cette somme dans la banque.

On est bientôt au complet et on tout le monde prend sa place. Un nuage de fumée flotte bientôt au-dessus de la table et les parties s'enchaînes, les fortunes se faisant et se défaisant au gré des mains heureuses ou malheureuses. Au bout de deux heures de jeu j'ai failli perdre toute ma mise de départ avant de la récupérer, un des joueurs a déjà été plumé et la tension est à son comble. C'est là que tout le monde décide de faire une pause, et je m'étire, faisant quelques pas, avant de me dire qu'aller arroser la luzerne ne serait pas de refus. Je me mets donc en recherche de la sortie quand j'entends du bruit. Quelque chose. Comme un curieux pressentiment alors que je passe devant une porte métallique devant laquelle est coincée une caisse. Etrange... Le bruit se fait de nouveau entendre et je demande.

Eh... y'a quelqu'un là-dedans? Besoin d'aide?

Une voix timide me dit que oui, et sans trop réfléchir, je pousse la caisse et ouvre la porte, une main tout de même prête à dégainer, juste au cas où la personne enfermée n'est pas là pour rien.

J'aime m'amuser un peu et essayer de vivre des choses hors du commun, des choses que le commun des mortels n'a pas vécues, même si ça ne se finit pas toujours très bien, soyons honnêtes. Alors oui j'ai déjà survolé en avion les chutes du Niagara, me suis promené dans la jungle pour arriver aux temples d'Angkor Vat au Cambodge, ai chassé le bison dans les grande plaines des Etats Unis et joué quelques parties de poker avec des Cow Boys mais ça m'a aussi valu de me faire courser par un tigre déchaîné à Sumatra, enfermer dans une pyramide en Egypte, ou tirer dessus par ces mêmes cow boys... A souvenirs mémorables, échecs mémorables aussi... Et à force, une partie clandestine dans un entrepôt comme celui-ci m'apparaît au final comme quelque chose d'assez banal, comme d'écouter un concert ou d'aller boire un verre dans un café à la mode du centre ville. Parfois il y a juste un peu plus de piment, comme des empoignades au-dessus du tapis vert, j'ai aussi vu un type se faire planter une dague à travers la main parce qu'il avait triché, ou que certains, mauvais joueurs, n'ont pas supporté que quelqu'un d'autre rafle la mise, dont un vignoble Alsacien primé, ce qui a fini en canardage en règle, m'obligeant à rafler ce que j'ai pu de la table avant de me tirer en vitesse, les laissant s'entre-tuer.

En comparaison, cette partie était vraiment un thé dansant pour grand-mères, même si une petite pause tombait à point nommé pour que les quelques esprits un peu échauffés se calment. Sauf qu'en voulant aller à l'extérieur, voilà que j'entends des coups provenant de l'intérieur d'un conteneur. Hein? Au début je pense avoir mal entendu, et que le bruit vient de la salle de jeu où la patience de certains aura déjà été poussée à bout pourtant non. Au loin je vois deux silhouettes fumer une cigarette dans le plus grand calme donc peu de chances que ce soit ça. Un prisonnier? Ca ne m'étonnerait pas, mais après avoir perçu une petite voix sortir de derrière la porte en métal, je me rends compte qu'il y a bien quelqu'un de pris au piège là-dedans. C'est seulement quand j'ai la main sur la poignée que je réalise que le type derrière a peut-être fait quelque chose de mal, une grosse connerie pour qu'il soit traité ainsi mais le mal est fait... Rick, apprends à utiliser d'abord ta tête, et le reste ensuite tu veux?

Ma main effleure la crosse de mon arme que je porte sur moi alors que je me trouve face à un type pas très grand et pas très épais, à la peau extrêmement pâle et aux grands yeux bleus. Pas vraiment du genre effrayant. Il me lance un regard de Saint Bernard reconnaissant qui me fait sourire, avant de rire tout à fait en entendant son histoire.

C'est sûr qu'on n'aime pas trop les voleurs par ici. Mais vous avez volé quoi pour vous mettre dans de tels draps?

Du bruit résonne non loin, on dirait que des gens s'approchent. Une chose est sûre, il faut réagir vite. Je jette un coup d'oeil par-dessus mon épaule avant de reporter mon attention sur ce jeune homme, encore à moitié un gamin face à moi. Sans trop réfléchir j'ôte ma veste de costume que je passe sur ses épaules.

Sors d'ici par la porte à droite. Tu verras une Mercedes dehors, avec une plaque qui se finit par 22. Elle n'est pas fermée. Installe-toi et cache toi. Quand j'aurai fini la partie, je te ramènerai en ville. Allez, file!

Je le fais tourner sur ses talons et le pousse doucement en direction de la sortie. Pour détourner l'attention je fais quelques pas vers la table de jeu et tape violemment des mains en parlant bien trop fort.

Alors, qui est prêt à partir d'ici tout nu, hein? Qui?

Une bonne heure plus tard, j'arrive en vue de ma voiture, et après avoir jeté un oeil au hangar où la partie continue encore, je vérifie que je ne suis pas suivi avant de m'asseoir sur le siège conducteur, et allume le contact.

Alors le prisonnier, t'es toujours ici?

Je ris en le voyant sortir de sous une couverture que j'ai toujours sur le siège arrière et m'éloigne, mes phares balayant les murs en brique du bâtiment, me frayant un passage dans l'endroit désolé à cette heure.

Bon, si tu venais devant et que tu me racontais comment tu t'es retrouvé dans ce guêpier? Ca nous occupera sur la route !

J'observe avec surprise le jeune homme que je viens de "délivrer", un type qui doit avoir moins de trente ans, très pâle, aux cheveux couleur corbeau et aux yeux curieusement bleus. Une fois face à lui j'hésite entre le remettre à sa place, pour ne pas m'attirer d'ennuis de la part de la table de jeu, et l'aider. C'est sûr que les choses jouent plutôt contre lui car on se retrouve rarement enfermé par des mafieux pour rien, et alors que je le regarde, je me dis qu'il a peut être tué quelqu'un. Qu'il a peut-être violé une fille, ou mis le feu à un immeuble, tuant des dizaines de personnes, ou bien qu'il... non. Stop. Rick, arrête. Il me dit être un voleur, et d'accord, ça c'est quelque chose que je peux accepter comme "faute", en étant un moi-même. Et le juger pour ça, ça serait un peu l'hôpital qui se fout de la charité non? Si. Surtout que depuis toujours, s'il y a bien quelque chose sur lequel j'ai toujours pu m'appuyer, c'est mon instinct. Et là, mon instinct me dit de le croire.

Alors je lui passe ma veste de costume, et murmure rapidement à son oreille où il pourra trouver refuge le temps que je termine. Je vois qu'il hésite alors je le force à s'enrouler dans mon vêtement trop grand pour lui, et lui donne une légère poussée, afin qu'il se mette à bouger et qu'il ne reste pas comme un lapin pris dans les phares d'une voiture. Et ça marche. Après une seconde il finit par bouger, et disparaître rapidement pendant que j'attire l'attention sur moi, parlant fort et faisant de grands gestes. Par chance on dirait que personne ne l'a remarqué, car la partie se poursuit comme si de rien n'était. Et j'ai presque honte d'avouer qu'au bout de quelques instants seulement j'ai oublié mon rescapé, me concentrant sur mon jeu et ma main. Les tours s'enchaînent, je gagne deux fois sans même oser tricher - je ne suis pas fou non plus- mais sentant l'énervement du grand patron en face de moi, et ses gardes ayant les yeux rivés sur moi je décide de le laisser gagner la dernière manche, pour que je reparte en ayant mes poches un peu plus garnies, mais surtout la tête encore sur les épaules. C'est seulement en me levant, et en voulant attraper ma veste qui n'est pas sur ma chaise que je me rappelle du jeune homme qui doit encore m'attendre. Merde, le pauvre. Je coupe court en échangeant quelques politesses et m'allume une cigarette sur le chemin pour retrouver ma Mercedes. C'est une fois le moteur allumé que je lance à tue-tête ma question, et je souris en voyant qu'il m'a attendu sagement.

Désolé si j'ai tardé, mais il fallait que je donne le change... ça aurait été suspect si j'étais parti trop tôt, et en restant à la table, je détournais les soupçons sur moi. L'attente n'a pas été trop longue?

Je démarre et après un signe à un des porte-flingue qui surveillait les alentours, mes phares balaient les entrepôts déserts qui s'alignent de chaque côté du quai humide, à mesure qu'on s'éloigne du lieu des réjouissances. C'est seulement une fois qu'on est hors de portée que je l'encourage à m'en dire un peu plus sur ce qui s'est passé, et les raisons qui l'ont amené là. Je fronce les sourcils en écoutant son histoire, sans quitter les yeux de la route.

Comment ça? Celui qui t'a doublé avait un intérêt à te faire tomber?

C'est un peu surprenant... à moins qu'il ne veuille se faire mousser auprès du propriétaire de la montre en lui servant sur un plateau une potentielle menace, et lui prouver sa valeur... Moche mais efficace selon les gens. Certains puissants aiment la servilité, d'autres se disent que si ce type agit comme ça, il fera de même pour quelqu'un d'autre dès que l'occasion se présentera... Mais je ris à nouveau à sa question, haussant une épaule.

Je ne les ai pas deshabillés mais je me suis fait un peu d'argent sans fâcher trop de monde. Je considère ça comme une bonne soirée... Et toi alors, qu'est-ce qui t'a amené à gagner ta vie en tant que voleur? Je m'appelle Rick d'ailleurs.

Encore une soirée normale dans la vie de Rick : une fois je me retrouve à faire de la contrebande d'oeuvres d'art, un autre soir je dois livrer des armes, la dernière je suis dans un club à Berlin qui prend feu... et ce soir, me voilà à exfiltrer un jeune homme retenu en otage par des mafieux. Et dire que la majorité des gens se contentent d'une vie où ils vont travailler de 8h à 17h, rentrent à la maison, se préparent à manger, dînent devant le feuilleton à la radio, et ne s'autorisent comme folie que d'aller peut-être au théâtre le week end, ou d'organiser un dîner entre amis... Je les plains, dans un certain sens, car je ne pourrais clairement pas vivre une vie comme ça : monotone, régulière et routinière... Cela me donnerait un sentiment d'asphyxie, d'être comme ces hamsters avec leur petite roue, à tourner en rond, encore et encore... Là, je peux être à Berlin lundi, au Caire mercredi, en Inde dimanche, si le Club ou les affaires le veulent, et j'ai besoin de ne pas savoir de quoi demain sera fait. C'est ce qui constitue le piment de l'existence !

Aussi c'est sans trop me poser de questions que je décide de ramener le jeune homme avec moi, et c'est seulement hors de vue des hommes de main gardant les alentours de la table de poker que je lui fais signe de se redresser pour pouvoir discuter tranquillement. Je suis curieux de la manière dont il s'est retrouvé dans une telle situation, et puis ça fera de l'animation sur le chemin de retour. Sauf que le type n'a pas l'air très reconnaissant, et encore moins loquace : rendez service qu'ils disaient... mais bon, maintenant qu'il est là, je ne vais pas l'éjecter au beau milieu de nulle part... On se présente et je le sens un peu se détendre, voire me raconter tout son parcours de vie en quelques phrases. Eh beh, c'est ce qui s'appelle un looping dans la parole! Mais après tout c'est moi qui lui ai posé la question en premier alors...

Eh beh... on dirait que ce soir ça ne t'a pas trop bien réussi on dirait... Tu sais ce qu'ils auraient fait de toi si je ne t'avais pas sorti de là?

J'éclate de rire à sa question. Bien sûr c'est un peu risqué de sauver un type enfermé, surtout enfermé par la mafia : il aurait pu tuer quelqu'un, agresser des enfants, les deux en même temps peut-être, mais j'ai toujours eu un bon instinct avec les gens, et mon instinct me dit qu'Alexander n'est pas une menace. Plutôt un type qui se serait trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, comme ça m'est déjà arrivé bien des fois. Et j'aurais bien aimé, dans sa situation, qu'un type comme moi, même moins beau et moins charmant que moi me vienne en aide.

Eh bien on peut dire que je suis un gamin des rues, qui a développé de multiples talents... mais pour faire simple, je suis ce qu'on peut appeler un aventurier à louer. Tu as besoin de quelqu'un pour une mission dangereuse? C'est moi qu'on appelle... Quant à jouer aux cartes avec la mafia, c'est ma soirée de repos aujourd'hui... Et l'avantage avec les salles de jeu clandestines, c'est que quand on gagne, on gagne plutôt gros... Il ne faut juste pas se faire prendre à tricher !

Je lui lance un regard en coin avant de farfouiller pour enclancher la radio, quand un bruit de moteur me fait jeter un oeil dans le rétroviseur. Bientôt deux pinceaux lumineux percent la nuit et le léger brouillard, sur cette rue déserte.

Tu attendais du monde Alexander? Ou alors ils viennent de se rendre compte que l'oiseau s'est envolé... Accroche-toi.

La voiture nous talonne, roulant à tombeau ouvert, et bientôt des coups de feu résonnent, l'un d'entre eux venant briser le miroir de mon rétroviseur droit. La soirée ne faisait que commencer on dirait...