Spectaculaire, Spectaculaire - Abraham & Lizzie

Monsieur, votre noeud papillon est de travers.

Je sursaute alors que j’étais en train d’achever de nouer ce fichu ruban de satin autour de mon cou, luttant avec les boucles et les morceaux pendants, face à mon miroir. Cette voix est celle de Jenkins, mon majordome, qui a le don de savoir se déplacer aussi silencieusement qu’un fantôme, arrivant à nous faire sursauter, Séverin et moi, bien trop souvent. Je suis certain qu’il y trouve un malin plaisir, surtout quand je surprends un léger sourire en coin derrière ses airs impassibles.

Permettez.

Sans rien ajouter il s’approche et en quelques instants dompte le reptile de tissu, tel un Hercule du service, et le plie à sa volonté, achevant un noeud papillon impeccable.

Merci Jenkins, encore une fois vous faites des merveilles.
Je sais monsieur.

Le reste de ma tenue : pantalon et veste noire, chemise blanche est des plus classiques mais je ne suis pas du genre extravagant. Ou tout du moins pas en ce qui concerne la tenue vestimentaire… ma vie en dehors du cabinet l’est autrement. Mais ce soir c’est l’homme et non le médecin ou le guerrier qui est de sortie, pour une perspective des plus agréables : ramener à la vie une jeune patiente qu’on m’a présentée, que j’ai soignée et qui souffrait dans cette ville où elle ne connaît personne. Je lui ai donc proposé de joindre l’utile à l’agréable et de partager une passion commune que l’on s’est trouvée à savoir le théâtre.

Je ne connais personne dans mon entourage que cette activité passionne, et je suis enchantée à l’idée que peut-être, si tout se passe bien, nous pourrons nous retrouver régulièrement pour découvrir des pièces ou revoir des classiques.

Nous pouvons y aller! Bonne soirée Jenkins!
Bonne soirée monsieur, amusez-vous bien.

Attrapant ma canne et mon chapeau haut de forme je descends les escaliers et sors jusqu’à la cour de ma maison, où ma sombre berline attend, sagement garée en bas des marches. Séverin, le jeune homme que j’ai pris sous son aile après la mort de ses parents est derrière le volant, et je le rejoins, m’installant sur la banquette arrière.

En voiture!

Nous bavardons de tout et de rien sur le chemin, et nous arrivons bientôt en vue du théâtre. Pris d’un doute je vérifie que les deux billets sont bien dans la poche intérieure de mon veston avant de soupirer en les sentant, sagement rangés. Je sors, donnant l’heure de la fin de la pièce à Séverin avant de l’observer faire glisser souplement l’automobile dans le trafic dense de ce milieu de soirée. A peine arrivé en bas des marches je reconnais une silhouette file et élégante qui se dessine, et un sourire sincère illumine mon visage à son approche.

Mademoiselle McGrand c’est un plaisir ! Vous avez bien meilleure mine que lors de notre précédente rencontre et je suis ravi de voir que mon traitement a pu porter ses fruits.

Je serre doucement sa main en guide de salut, évitant le baisemain un peu trop vieillot, et lui présente mon bras alors que nous commençons à monter les marches.

Rassurez-vous ma chère je ne fais pas cela par charité mais bien par plaisir. Vous êtes une des rares personnes dans mon entourage que le théâtre intéresse et je suis ravi d’avoir rencontré quelqu’un qui pourra m’accompagner lors de mes prochaines sorties. Si celle-ci vous plait bien entendu.

Je me penche légèrement vers elle alors qu’elle murmure à mon oreille, et je tapote doucement son avant bras pour la rassurez.

Ne vous en faites pas, je suis certain que personne n’entendra rien… Il y a la porte en verre, et des couches de vêtements… Si le bruit est trop fort, vous pourrez toujours tenter de mettre votre manteau et dire que c’est votre montre à gousset qui fait trop de bruit. Et si vraiment cela n’est pas tenable nous partirons, ce n’est qu’une pièce… Ce n’est rien je vous assure.

Nous nous mêlons au flot de spectateurs entrant dans le théâtre, discutant entre eux, s’appelant, et créant un brouhaha chaleureux. Je la laisse découvrir la magnificence du décor sans rien dire, me contentant de sourire et avançant lentement afin qu’elle puisse contempler autour d’elle à loisir. Nous entrons ensuite dans la salle et trouvons nos sièges.

Comment vous sentez-vous? Tout se passe bien pour le moment?

Puis après quelques minutes les lumières s’éteignent, les coups sont portés et le rideau s’ouvre sur la pièce de Ernst Toller. L’œuvre n’est pas parfaite, un peu verbeuse mais très puissante et très politique. J’aime beaucoup. Au bout d’une heure les lumières se rallument pour l’entracte.

Que souhaitez vous, rester ici ou que nous allions boire quelque chose au foyer des artistes?

J'ai été touchée par l'histoire de Lizzie depuis que j'ai fait sa rencontre : comment aurais-je réagi si on m'avait ramené à la vie après ma mort, alors que je n'avais rien demandé à personne, et que j'étais bien là où je me trouvais? Que j'avais retrouvé l'homme que j'aimais, et qu'on m'extrayait de cette paix, de cette plénitude, pour me faire revenir dans un monde dur, et dans la peau de quelqu'un d'autre? Avec en plus toutes les contraintes que cela implique? Je n'ose imaginer la détresse et la solitude qu'elle doit ressentir, à voir ainsi sa vie bouleversée, et devoir en reconstruire une autre sans l'avoir décidé. C'est pour cette raison que je lui propose en tout bien tout honneur de l'emmener au théâtre, pour qu'elle puisse voir autre chose que sa boutique, et peut-être faire de nouvelles rencontres. Arriver dans une ville inconnue n'est pas chose aisée, et se créer un cercle d'amis encore moins... Au pire elle aura connu deux heures de distraction!

Nous nous retrouvons devant la bâtisse et on se salue chaleureusement avant de nous mêler à la foule qui entre et va s'installer, bavardant, se saluant et échangeant encore un dernier mot avant de prendre place. Pour rendre l'expérience plus agréable et rassurante pour elle j'ai loué une loge, afin que l'on soit tranquilles et que le bruit de ses rouages affolés aient moins de chance d'être entendus. Le spectacle est intéressant, la première partie jusqu'à l'entracte me tient captivé, et pas un instant je n'ai entendu un quelconque bruit de mécanisme... et si je ne l'ai pas entendu, personne d'autre n'aura été gêné non plus... Puis les lumières se rallument, nous ramenant à la réalité et je suis content de voir que tout s'est passé sans encombres. J'espère seulement qu'elle a apprécié, et je lui propose d'en discuter en allant à la buvette boire quelque chose. Nous descendons et elle annonce qu'elle souhaite aller se rafraîchir. J'acquiesce avant de lui montrer le chemin des toilettes, préférant l'attendre près de l'escalier tout proche. Par chance je croise une connaissance et j'échange quelques mots avec elle, parlant de la pluie et du beau temps, avant de me rendre compte de l'état de Lizzie qui s'approche de moi, me lançant un regard suppliant.

Je... oui bien évidemment. Toutes mes excuses Frau Schneider mon amie ne se sent pas bien. Au plaisir.

Un léger salut et je glisse le bras de Lizzie sous le mien, l'entraînant vers la sortie au milieu de tous les autres spectateurs descendant prendre un verre, fumer dehors ou les deux. C'est une fois dehors, et à quelques pas de la foule que j'ose enfin lui demander.

Ma chère que se passe-t-il? Vous avez l'air bouleversée... Souhaitez-vous prendre l'air un instant ou préférez-vous que je vous ramène chez vous?