Lizzie & Abraham - I'm so sick of myself

Docteur Van Helsing! Docteur Van Helsing!

Je relève le nez des ordonnances que je suis en train de remplir, mon stylo toujours à la main, posant mon regard sur ma secrétaire, Clara, qui vient d'ouvrir la porte à la volée, les joues rouges et à moitié échevelée. De la panique se lit dans son regard alors qu'elle tente de reprendre son souffle.

- Que se passe-t-il Clara?
- Il y a eu un blessé sur le chantier d'en face. Un homme est tombé de l'échafaudage et il est mal en point. Les autres ouvriers demandent si vous pouvez venir au plus vite.
- Bien sûr j'arrive.

Abandonnant mon stylo j'attrape ma mallette avant de descendre la volée de marches menant de mon cabinet au rez-de-chaussée à la rue. Là un attroupement sur le trottoir, me bloquant la vue sur le blessé qui doit s'y trouver. A mon approche, une voix s'élève, clamant ''Le docteur est là!" et comme Moïse face à la mer rouge la foule se fend, me laissant accéder au malheureux qui gît sur le seul. Sa jambe est tordue dans un angle tout sauf naturel et je discerne même un bout d'os qui a percé à travers la chair mais je soupire de soulagement en voyant que ça n'est "que" ça de prime abord. Si seule sa jambe a été touchée, c'est un moindre mal, car on vit plus facilement sans jambe que sans tête ou sans poumons... Je m'agenouille sur le sol auprès du malheureux, à qui je répète des paroles rassurantes tout en l'examinant. Il est conscient, répond à mes questions, réagit aux stimulations... merci mon dieu il semble bien que seule la jambe soit touchée. Je demande aux ouvriers de m'apporter de quoi monter le blessé dans mon cabinet, et pendant ce temps j'injecte de la morphine au blessé, dont le visage se détend, son corps se dénoue et je lis dans son regard la légère ivresse des narcotiques... Au moins il ne souffre plus.

Les hommes reviennent avec une porte qu'ils ont ôtée de ses gonds et je les aide à installer l'ouvrier, faisant attention en déplaçant sa jambe, et je les suis alors qu'ils emmènent le pauvre type jusqu'à ma table d'examen, posant la porte avec lui dessus. Je me lave rapidement les mains puis remonte les manches de ma chemise, avant d'attraper une paire de ciseaux et découper lentement son pantalon. Pas d'hémorragie, c'est bien... seulement une grosse fracture ouverte. Je me mets donc au travail, tentant dans un premier temps de remettre l'os en place, aidé par Clara qui par chance en a vu d'autres, avant de suturer la plaie. J'utilise ensuite une règle en métal pour lui faire une attelle, emmaillottant sa jambe afin qu'elle ne bouge pas et que les deux morceaux d'os puissent se ressouder. Je termine par une piqûre d'antibiotiques, merveilleuse découverte qui a empêché tellement de morts de septicémie... Je rince mes mains pleines de sang dans le lavabo en porcelaine qui trône au coin de ma salle d'examen avant de me les essuyer et ôter le tablier que j'ai passé pour l'opération.

Bien, je crois qu'il devrait être tiré d'affaire mais il faut qu'un médecin le voie régulièrement tout au long de sa convalescence, c'est très important. Dites-lui que c'est le docteur Van Helsing qui lui demande de veiller sur ce malchanceux... Pouvez vous le ramener chez lui?
Oui docteur, on va prendre un des camions et l'installer à l'arrière.
Parfait. Prudence sur la route, il faut que sa jambe reste bien en place.
Entendu. Merci encore docteur!

Le cabinet se vide, l'agitation se calme et je me retrouve seul  à contempler le pantalon sanguinolent du blessé qui gît par terre, ainsi que quelques compresses souillées... Mon cabinet n'est pas fait pour opérer mais c'était une urgence alors... je n'ai pas eu le choix. J'espère juste que le confrère qui reprendra le relais sera vigilant et attentif. A cet instant Clara arrive avec un plateau chargé de thé et d'une collation en cette milieu d'après-midi, ainsi que d'une lettre posée contre la théière fumante.

Clara vous êtes une sainte.
Je me suis dit qu'après toutes ces émotions un thé vous ferez du bien. Et il faut manger aussi. Un homme comme vous doit manger. Si vous aviez une femme, elle veillerait sur vous en plus de ce que je fais ici vous savez?
Nous en avons déjà parlé Clara, mais je ne compte pas me marier pour l'instant. Mon travail est trop prenant, je voyage beaucoup, vous le savez.
Ce n'est pas votre travail qui vous attendra devant un bon repas le soir ou qui raccommodera vos chemises!
J'ai déjà un majordome pour tout ça, qui fait un merveilleux travail.Et en plus lui n'est pas obligé de subir mes ronflements la nuit

Je la vois lever les yeux au ciel comme si je venais de dire une énormité, et après avoir haussé une épaule elle me montre l'enveloppe.

Quelqu'un est venu apporter ça pendant que vous vous occupiez du monsieur.
Merci Clara.

Elle disparaît et après avoir soupiré de plaisir en buvant la première gorgée, j'ouvre l'enveloppe entièrement noire que je reconnais. Il n'y a qu'une personne à Berlin capable de telles...originalités et c'est cette chère marquise Moncade. Curieux qu'elle m'envoie une message ici.

Mon cher docteur
Je souhaiteriez que vous puissiez rendre visite à une des mes protégées qui se trouve souffrante, et qui a besoin d'un spécialiste pour s'occuper d'elle. Ce n'est pas une malade habituelle, comme vous le comprendrez en allant la voir.
La demoiselle s'appelle Caitlyn et tient une petite librairie dans Charlottenburg. Vous trouverez l'adresse ci-dessous.
A charge de revanche mon cher Bram
F.

En voilà un énigmatique message, qui a le don de piquer ma curiosité. Pourtant un léger rouage dessiné à la hâte sur un coin du mot me donne un indice sur la nature de la personne que je vais rencontrer. Aussi, après mes derniers rendez-vous de l'après-midi et après avoir mémorisé l'adresse par coeur, je brûle le courrier avant de me rendre chez cette demoiselle en détresse. Séverin me dépose en face de la boutique et je sors avec ma sacoche, avant de sonner à la porte. Bientôt une silhouette fine, enroulée dans un châle m'ouvre et je me retrouve face à une jeune femme qui n'a pas encore trente ans, très jolie mais clairement fatiguée. Je souris et lui tends ma main libre.

Bonjour Fraulein Caitlyn, je viens de la part d'une amie commune, qui m'a demandé de venir vous voir. Me laisseriez-vous entrer je vous prie? Merci...

Une fois la porte fermée et verrouillée j'observe avec attention autour de moi, ayant toujours adoré les livres, les librairies et les bibliothèques.

Ou souhaiteriez vous qu'on puisse s'installer afin que je vous examine?

Mon regard erre sur son visage et sa personne, réalisant que c'est la première réveillée que je rencontre et qu'avec une curiosité d'enfant je vais peut être avoir la chance d'observer les fameux mécanismes qui la maintiennent en vie.

Il est des créatures qui sont communes dans le monde obscur et qui, une fois que l’on y est intronisé, qu’on nous en a montré les portes et expliqué les règles, font partie du paysage quotidien. Bien sûr il y a les vampires, mais leur existence n’est un secret pour personne, mais je parle des loups mais aussi des sorciers. Ils ne pullulent pas et en voir n’est pas quelque chose d’aussi banal que d’un porteur de quenottes mais une fois qu’on est introduit dans les bons cercles, ils sont chose commune. Personnellement j’en connais déjà au moins trois : ce cher Mathias, sorcier du sang, aux pouvoirs aussi impressionnants qu’effrayants, Hiram, mon bon ami magicien avec le don de pouvoir donner vie aux objets l’entourant, et enfin cette chère Faustina, redoutable femme d’affaires capable de faire parler les morts et surtout d’en ramener certains à la vie. Alors, bien sûr, nous ne sommes pas dans les croyances vaudoues, ces puissants sorciers haïtiens, jamaïcains ou africains mais des nécromanciens qui peuvent ramener l’âme d’un mort dans le corps d’un vivant. Et c’est ce que je vais croiser pour la première fois de ma vie. Les réveillés sont rares, très rares, car c’est tout sauf moral d’enfreindre l’équilibre entre la vie et la mort et ces règles ô combien sacrées pour beaucoup de religions.

Je suis impatient de pouvoir observer un peu plus en détail ces mystérieux rouages permettant à cette jeune femme de continuer à vivre malgré tout alors que Dieu en avait décidé autrement. Séverin me dépose non loin et quelques instants plus tard je sonne à la porte, remarquant le panneau « Fermé » qui fait face à la rue. Puis une silhouette gracile, aux cheveux bruns, m’ouvre et referme rapidement après mon entrée. La boutique est agréable bien que plongée dans l’obscurité de cette après midi pluvieuse, et je me dis que j’y retournerai à un autre moment, quand j’aurai le temps de musarder entre les rayons recouverts d’éditions anciennes et modernes.

Une fois nos mains serrées je la vois qui hésite, cherche ses mots avant de finalement me guider à l’étage et je la suis dans le petit escalier partant de l’arrière boutique et m’élance jusqu’à chez elle.

Une tasse de thé sera la bienvenue, surtout par ce temps. C’est très gentil merci.

Puis je l’entends me corriger sur son prénom et pendant une seconde je cherche  a comprendre, fronçant les sourcils avant d’en arriver à une explication : Caitlyn était peut-être le nom de son enveloppe, alors que Lizzie est celui de l’âme qui occupe ce corps? Cela pourrait être logique. Ou tout du moins, logique dans le monde dans lequel j’évolue.

Très bien miss McGrand, j’y penserai à l’avenir.

A mi-chemin je l’entends se mettre à tousser, une violente quinte de toux qui la force à suspendre sa marche et à s’agripper à la rambarde de l’escalier le temps de reprendre son souffle. Elle finit ensuite et je ne sais pas si c’est de l’humour, et si je dois donc rire, ou alors une forme de colère envers la décision qu’ils ont prise… Je ne sais pas vraiment comment réagir alors j’opte pour la neutralité.

C’est vrai que cela serait fâcheux… et mourir une deuxième fois ne serait pas vraiment agréable si?

Nous arrivons dans un petit appartement chaleureux et très propre, et je lui fais signe de s’asseoir sur le sofa, face à la table basse sur laquelle nous attend le thé qu’elle m’a promis. J’ôte mon manteau et le dépose sur une chaise, avant de déposer ma sacoche près d’elle, et rapprocher mon fauteuil du canapé.

Chère mademoiselle, pourrais-je vous demander de me laisser ausculter votre poitrine? Il faudrait que j’écoute vos poumons.

J'ai presque du mal à me rappeler ma vie d'avant, celle où j'étais un lycéen innocent, qui pensait que les humains étaient les seules créations de Dieu dotées de pensée et d'une âme, et que les seules choses qui pouvaient se cacher dans l'ombre étaient les voleurs et les criminels. L'époque où je me visualisais comme simple médecin menant une vie tranquille, mais aussi comme horloger, ou marchand d'art, ou encore en négociant voyageant par le monde. L'époque où mon père n'avait pas échoué et n'avait pas semé l'opprobre et la malédiction sur toute l'Europe en échouant, lui ainsi que ses amis a arrêter le prince des ténèbres. Maintenant ma vie est rythmée par des rencontres avec des sorciers, des loup garous, à chasser des goules ou des cocatrix et, grande première aujourd'hui, à rencontrer une réveillée, prodige et miracle, mélange de science et de magie. Ils sont vraiment peu à connaître cette légende, faisant partie des moins connues, celles nichées au fond des recueils poussiéreux, et ils sont encore plus rares à savoir qu'ils existent réellement... alors d'en voir un, ou plutôt une, de ses propres yeux, de parler avec elle et d'avoir le privilège de l'examiner, ça tient de l'exploit.

J'arrive devant la librairie, au milieu d'une après-midi de printemps pluvieuse et froide, habillant toute la ville d'un costume terne et gris. C'est une jeune femme belle et gracieuse, aux traits tirés par la fatigue qui m'ouvre la porte, et me laisse entrer dans son havre rempli d'étagères chargées de livres de toutes sortes, que je traverse sans m'attarder pour la suivre à l'étage. J'accepte avec plaisir sa tasse thé toujours bienvenue, ravi de voir que je n'ai pas droit à l'éternel café bien trop en vogue de nos jours, et bien trop agressif pour mon palais trop anglais pour l'Allemagne. Une fois chez elle, je m'installe et l'invite à faire de même afin que je puisse l'examiner, détournant la tête par réflexe le temps qu'elle se mette dans une tenue plus adéquate pour que je puisse l'examiner. Et alors que je lui explique par quoi nous allons commencer, je ris en entendant sa remarque, souriant en secouant la tête.

Vous avez raison! De plus, en plus d'être loin ils ne doivent pas être en excellent état. Enfin, j'espère que les vôtres actuellement fonctionnent tout de même mieux que ceux de votre ancien corps...

Etant dévêtue, restant en camisole comme il sied à une dame j'ose enfin poser le regard sur sa partie mécanique, et je dois faire preuve de toute ma volonté pour ne pas laisser mes yeux s'agrandir de surprise face à cette petite porte en verre sur son thorax, sous ses seins sagement cachés, dont j'aperçois les rouages tourner doucement et sans un bruit. Quelle merveille... quelle vraie merveille! C'est fascinant! J'adorerais pouvoir me pencher davantage, examiner de plus près, ouvrir cette plaque transparente mais la bienséance me fait rester à ma place, tout comme le fait que ce ne doit pas être agréable pour elle d'être considérée comme un animal de foire. Pourtant c'est elle qui reprend la discussion et je croise son regard avant de lui répondre.

En effet, je suis habitué au monde surnaturel depuis longtemps. Mon père faisait partie d'une confrérie veillant à l'équilibre entre le monde surnaturel et les humains, et à préserver le secret des créatures qui souhaitaient avant tout vivre en paix. Je marche dans ses traces en soignant tous ceux qui en ont besoin, que ce soient des loup garous, des sorciers, ou bien des réveillées, comme vous. Pourtant oui, vous êtes la première que je vois... j'ai longtemps entendu parler des réveillés mais vous voir aujourd'hui est une grande première. C'est pour cela que je vous demande humblement d'excuser ma curiosité enfantine... Un peu comme croiser une licorne en vrai alors qu'on pensait qu'elles n'existaient que dans les livres, si vous voyez ce que je veux dire. Et je peux comprendre pourquoi perdre quelqu'un peut être insupportable au point de chercher une façon de le ramener à la vie... Je ferai la même chose si un être cher m'était ôté et si j'avais la possibilité de le ramener près de moi donc... je comprends.

Je penche légèrement la tête sur le côté, surpris de connaître sa position sur cette transformation, fronçant légèrement les sourcils.

Vraiment? Si vous aviez eu le choix vous n'auriez pas souhaité revenir à la vie? N'y voyez là qu'une simple question, pas un jugement miss McGrand...

Je suis heureux de voir que la jeune femme que je viens voir, la réveillée, n'a pas l'air d'être contre la discussion, et semble au contraire avoir la gentillesse de me répondre. Elle pourrait être réfractaire, ne pas vouloir s'épandre davantage sur ce qu'elle vit et éprouve, sur comment elle s'acclimate à sa condition de créature extraordinaire, mais non... On dirait qu'elle est presque contente d'avoir quelqu'un en face d'elle qui pourrait l'aider à y voir plus clair, même si je me doute que Faustina a déjà du lui parler ou lui donner au moins quelques explications... l'italienne n'est pas du genre à jouer les nounous avec ses protégés, mais elle n'est pas cruelle au point de les abandonner dans l'ignorance. Pourtant ça doit être terrible cette condition, car elle implique beaucoup, beaucoup trop de précautions, et une grande solitude... celle du secret tout d'abord, de devoir cacher ces rouages, ou sélectionner avec soin les rares, très rares personnes avec qui l'on pourra partager la vérité... et la solitude face au temps également... que ça doit être terrible de rester le ou la même alors qu'autour de nous le monde évolue et que petit à petit les gens que nous avons connu meurent peu à peu. Et la scène est quelque peu surréaliste, nous deux assis dans son salon, autour d'une tasse de thé, en train de parler de choses impliquant la magie et des prodiges que le commun des mortels n'imaginerait pas même dans ses rêves les plus fous... Et j'avoue qu'à entendre son histoire racontée à demi-mots, je crois comprendre ce qu'il lui est arrivé, et ma gorge se serre légèrement à l'entendre. Ainsi elle a voulu mettre fin à ses jours? Bon sang mais ça doit être terrible de prendre cette décision, ce qui ne se fait jamais de gaieté de coeur, penser trouver enfin le repos pour finalement se rendre compte que même ce désir n'a pas été respecté, et qu'on se retrouve à nouveau sur cette terre, dans un corps inconnu en plus...

Je suis navré que votre retour parmi les vivants n'ait pas été un choix de votre part... et je n'ose imaginer à quel point tout ceci doit être difficile pour vous. Est-ce pour cela que vous êtes venue vous établir ici? Pour prendre un nouveau départ?

Je bois une gorgée d'excellent thé, et je l'écoute, attentif et concentré alors qu'elle se dévoile à moi, me racontant rapidement son parcours. La pauvre... perdre son amour et vouloir le suivre dans la tombe... avant de réaliser que pour elle la vie allait continuer mais seule... Cela doit être si dur. Recommencer avec ce vide, cette vie que l'on n'a pas choisie et qui peut être un poids, voire une plaie... Et après une nouvelle gorgée de thé je murmure sobrement, ne trouvant rien d'autre à dire.

Je suis sincèrement désolé pour vous Miss, ce sont des épreuves terribles que personne ne mérite de traverser...

Je sursaute légèrement en entendant son éternuement sonore et je dépose délicatement la tasse sur la table basse avant de sourire à sa question, secouant légèrement la tête tout en ouvrant ma sacoche.

Il est vrai que j'ai du apprendre à soigner d'autres types de créatures hors normes... comme les loup garous par exemple... et vous aujourd'hui. Mais si on ne trouvera pas de manuel de médecine surnaturelle dans la librairie du coin, il y a néanmoins bon nombre de manuscrits anciens et autres ouvrages un peu ésotériques qui peuvent être d'une grande aide. Je ne vais pas vous mentir miss, vous être la première réveillée que j'ai le plaisir de croiser donc je vais apprendre en même temps que vous... Pour commencer, je vous propose de partir du principe que votre corps est un corps humain quasiment normal, et d'essayer la médecine traditionnelle. Si nous voyons que cela ne marche pas, il sera temps de passer à autre chose. Qu'en dites-vous?

Je sors mon stéthoscope de ma sacoche dont je pose l'embout contre la théière afin que le métal ne soit pas glacé contre sa peau déjà malade.

M'autorisez-vous à écouter vos poumons? Si le fait d'exposer votre mécanisme vous gêne vous pouvez me tourner le dos sans soucis, je peux tout aussi bien écouter en me plaçant derrière vous...

Chaque médecin rencontre des défis au quotidien : de nouveaux patients, une maladie difficile à diagnostiquer, trouver le bon remède, improviser quand rien de ce qui a été tenté ne marche etc. Mais dans mon domaine, la tâche est encore plus ardue car je ne soigne pas que de simples humains... petit à petit j'ai également appris à connaître les maladies des loup-garous, découvert que les sorciers fonctionnaient différemment que les hommes et autres... un médecin pour plusieurs espèces qui, bien que ressemblantes, ont chacune leurs particularités. Parfois je me sens même un peu comme un vétérinaire, devant sauter du cheval au chat, et du perroquet au chien... pourtant j'aime cette découverte, j'aime cet inattendu, et toutes mes trouvailles sont consignées dans les archives du Club, dans l'optique qu'elles puissent aider d'autres que moi. Tout comme je me suis inspiré du travail et des recherches d'autres avant moi : des médecins, des scientifiques, des infirmières ou des guérisseuses. Des hommes et des femmes souvent d'une vie simple, mais qui finalement ont été d'une importance cruciale en apportant leur pierre, même petite, à un édifice plus grand.

Et aujourd'hui est un jour où je vais peut-être rajouter quelques lignes, ou un paragraphe à cette construction en auscultant pour la première fois une réveillée. J'essaie de ne pas me montrer trop curieux ou empressé, ne voulant pas lui donner l'impression qu'elle n'est pour moi qu'un rat de laboratoire ou un sujet d'expérience, surtout lorsqu'elle se livre à moi et me raconte son histoire. Une terrible histoire qui me serre la gorge et me fait éprouver un élan de tendresse envers elle, comme une volonté instinctive de l'aider ou la protéger après tout ce qu'elle a vécu. Puis c'est elle qui m'interroge d'une voix douce et je souris, reposant doucement ma tasse de thé qui tinte sur la porcelaine.

Eh bien vous devez être une des rares à qui le nom de "Van Helsing" ne dit rien... Mon père était Abraham Van Helsing qui est allé tuer Dracula dans les Carpathes mais qui a malheureusement échoué... Mais avant cela, il faisait partie du monde surnaturel depuis des années... et son père avant lui. C'est lui qui m'a initié aux secrets de cet univers.

Puis à l'entendre s'excuser j'ai un léger rire en secouant la tête, posant sur elle un regard amusé. Pendant quelques instants elle a vraiment l'air d'avoir pensé à autre chose, de se concentrer sur quelque chose d'autre qui fait plaisir à voir.

Ne vous excusez surtout pas! La curiosité et la soif de connaissance sont des qualités que je valorise hautement... Ne vous excusez jamais de vouloir vous cultiver chère Elizabeth. Mais je vous écoute si vous avez d'autres questions... vous faites maintenant partie d'un monde qui est connu de peu de personnes, et il est important d'avoir quelqu'un pour vous guider dans cette expédition. Que ce soit moi ou un autre. Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez savoir?

Petit à petit, à mesure que l'on discute, que les minutes passent dans sa ravissante librairie et dans son appartement baigné par le crépuscule, entouré de livres et en apprenant plus sur elle, je vois que devant moi ne se tient plus seulement un réveillé, ce miracle fait de science et de magie que j'ai toujours pris pour une légende et dont j'ai pourtant la preuve devant moi, mais une humaine. Une jeune femme perdue dans un pays qui n'est pas le sien, dans une culture qui n'est pas la sienne, qui a perdu son mari, et le plus dur dans tout ça, qui est dans un corps qui n'est pas le sien. Je n'ose même pas imaginer à quel point tout cela doit être difficile et complexe, s'habituer jour après jour à une enveloppe qui n'est pas soi, à un nouveau reflet dans la glace, à ce mécanisme au creux de sa poitrine, qu'il faut entretenir et cacher aux yeux de tous. Je n'ose même pas imaginer sa solitude, la crainte de croiser quelqu'un qui pourrait connaître cette nouvelle enveloppe, qui connaîtrait beaucoup plus de choses sur elle que son propre occupant... tout comme le fait de ne pouvoir que difficilement en parler. Ce n'est pas quelque chose qu'on aborde au premier rendez-vous ou lors de la première partie de whist... Je n'ose imaginer son quotidien et cela m'attriste pour elle... car cela se lit sur son visage, dans son attitude, dans ses grands yeux tristes...

Mais cette fois c'est de moi dont on parle et je hausse une épaule avant de répondre aux questions qu'elle me pose.

Et bien... oui, dans un sens. J'ai vu mon père faire son maximum pour aider les autres et respecter le serment d'Hippocrate qu'il a prêté. En cela, il a influencé mon choix de carrière, car je voyais la reconnaissance des gens qu'il avait soignés, l'émotion de ceux qu'il avait sauvés, et de leurs proches. C'est quelque chose de merveilleux que d'avoir les armes pour ramener quelqu'un à la vie, le faire se sentir mieux, redonner espoir... J'ai voulu faire ça à mon tour... Quant au fait de porter mon nom, et de le porter ici... C'était curieusement un poids beaucoup plus lourd à porter en Grande Bretagne ou à Amsterdam, où on m'appelait le fils du traitre, et on me rabâchait à quel point il avait amené le malheur sur plusieurs pays, provoqué l'émergence d'une race maudite, apporté la désolation sur des millions de gens. Ici... ici j'aide à les combattre dans l'ombre, et ils ne me soupçonnent pas parce que je suis au milieu d'eux. Pour eux je suis le fils d'un héros. D'un allié. Celui qui a permis leur avènement et leur renaissance, alors on me fiche plus ou moins la paix et c'est ce que je recherche. Je suis presque plus anonyme ici que dans ma patrie...

J'ai un léger rire en l'entendant se confondre en excuses et je chasse ses inquiétudes d'un revers de la main.

Ne vous en faites pas, j'ai l'habitude et j'ai fait ma paix avec ça. Je me dis que j'oeuvre aussi, mais différemment et que peut être, je dis bien peut-être, je pourrai redorer le nom de ma famille, et que dans tous les esprits, mon père est mort en héros, et pas en traitre... .

Je penche légèrement la tête sur le côté à ses révélations. J'avais bien senti, déduit qu'elle était seule, mais je ne pensais pas que c'était à ce point. La pauvre semble s'être créé une prison ici, ce qui me serre la gorge. Puis je souris, un sourire tendre et chaleureux.

Très chère, si cela vous convient, j'aimerais beaucoup vous faire découvrir cette ville que j'ai appris à aimer, malgré tout. Peut-être pourrais-je vous servir de guide, en tout bien tout honneur bien sûr. Il y a énormément de choses plaisantes et intéressantes à faire, et cela me ferait plaisir de vous accompagner. Qu'en dites-vous?

Il y a quelque chose de touchant dans cette jeune femme perdue, à qui on a imposé un choix alors qu'elle n'avait rien demandé, et qui vit dans le souvenir de l'être aimé qu'elle a perdu. C'est terrible même, de sentir à quel point sa vie tient à peu de choses, car à ce que je vois et je comprends, elle n'a pas d'amis et sort peu, après avoir coupé les ponts avec sa famille... tout ce qu'elle a, tout ce qui compte pour elle est dans cette librairie et les milliers de vies qu'elle renferme entre ses pages. D'autres vies qu'elle aurait peut-être aimé vivre, des vies différentes, d'autres choix. Et c'est pour cela que sans même y réfléchir, je lui propose de lui faire découvrir toute la folie de Berlin mais pas seulement... c'est une ville extraordinaire, au carrefour de l'Europe, un mélange d'ancien et de nouveau, de traditions et de modernité, où chacun pourra trouver ce qui lui fait plaisir et l'intéresse, des musées aux fêtes endiablées, du parc d'attraction au circuit automobile. Vraiment, je peux m'avancer sans l'ombre d'un doute mais je suis certain de trouver ce qui pourrait l'intéresser.

Mais à peine les mots échappés de mes lèvres j'hésite : pendant un instant j'ai peur qu'elle ne se méprenne sur mes intentions, qu'elle pense que je tente de la séduire, et la voie comme une proie dont je pourrais profiter de la fragilité... Par chance non. Un ravissant mais timide sourire s'étire sur ses lèvres à ma proposition, et je suis plus que soulagé d'apprendre qu'elle-même souhaitait me proposer la même chose. Voilà une situation compliquée qui ne l'est finalement pas, pour mon grand plaisir.

J'en suis ravi!

Je m'apprête à ouvrir la bouche lorsqu'à ma grande surprise elle se lève et annonce qu'elle va chercher quelque chose pour me remercier. Je fronce les sourcils, surpris, et la suit du regard alors qu'elle disparaît entre les rayonnages, obscurs à cette heure. Mais elle n'a pas besoin de m'offrir quoi que ce soit, je ne demande que le prix de ma consultation, comme pour tous mes patients... pourtant ce geste me fait me dire que c'est une autre preuve de sa solitude, et qu'elle est touchée par le petit geste que j'ai fait envers elle. Elle revient, tenant dans ses bras un ouvrage qu'elle me tend, et un sourire sincère s'étale sur mes lèvres alors qu'elle m'en dit plus sur le recueil qu'elle me tend.

Oh, vraiment? Merci! J'ai toujours été passionné par les mythes et les légendes c'est vrai. Merci beaucoup!

Je détourne mon regard d'elle pour promener amoureusement les doigts sur la couverture gaufrée, effleurant le lettrage un peu alambiqué du titre et feuilletant quelques pages. Les illustrations sont également très belles...

J'ai été confronté plus d'une fois à ce que je ne pensais être que des légendes ou des mythes... certains m'ont même laissé des cicatrices! En tout cas c'est une très délicate attention, j'apprécie vraiment mademoiselle.

Après un dernier regard je range le livre dans ma sacoche, avec précaution, en profitant pour attraper mon carnet.

Vous irez à la pharmacie et vous demanderez qu'on vous prépare ce remède. Vous prendrez aussi une tisane faite de thym et de romarin qui va aider votre toux, en rajoutant du miel. Je suis sûr que nous allons nous débarrasser de ce refroidissement rapidement... Et quant à notre première sortie, que dirirez-vous du théâtre? J'ai entendu beaucoup de bien de la dernière pièce de Ernst Toller... Je peux réserver deux tickets si cela vous convient.

Le rendez-vous s'achève rapidement, ayant d'autres visites à faire, et je la quitte avec la promesse de l'emmener bientôt voir cette fameuse pièce. Deux jours plus tard je lui envoie le billet, lui donnant rendez-vous devant le théâtre. J'arrive en habit de soirée habituel, me mélangeant à toute la bonne société des fauteuils d'orchestre, et des plus modestes montant dans les balcons. Je la cherche dans la foule avant de la reconnaître et lui accorder un baisemain très classique mais chaleureux.

Miss McGrand, quel plaisir! Comment allez-vous? Votre toux va mieux?

Je lui présente mon bras et l'invite à me suivre à l'intérieur pour trouver nos places.